Éditorial : Le poison du libre-échange généralisé

lundi 15 septembre 2014, par Jean-Marie Harribey *, Jean Tosti *

La rentrée de l’automne 2014 est placée sous le signe de multiples dangers. Bien sûr, le plus grave et le plus immédiat est celui des guerres qui s’étendent en beaucoup d’endroits ou qui menacent sérieusement : Gaza, Syrie, Irak, Mali, Somalie, Nigeria, Ukraine… À notre connaissance, aucun de ces pays où se déroulent des combats ne possède d’industrie fabriquant des armes. Il faut en conclure que les pays capitalistes riches, non seulement sont directement impliqués dans certains de ces conflits (États-Unis, France, Israël notamment), mais en sont aussi les pourvoyeurs d’armes. À côté de quelque 1 500 milliards de dollars de dépenses d’armements des États par an, dont plus du tiers pour les seuls États-Unis, le commerce international d’armes (officiel) est florissant : au bas mot, 50 milliards de dollars ; et, dans les dix ans ayant précédé la crise, ce commerce avait augmenté de 45 %.

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Mais ce drame des guerres actuelles, nourries par le trafic d’armes, dont les victimes sont toujours des populations démunies de tout ou presque tout, s’insère dans une période où d’autres dangers, bien que plus diffus et moins voyants, se précisent. La crise capitaliste a renforcé la détermination des classes dominantes à faire aboutir coûte que coûte des accords de libre-échange entre deux ou plusieurs pays, de façon à sortir de l’impasse dans laquelle était enfermée l’Organisation mondiale du commerce, incapable de faire aboutir un accord multilatéral et mondial. Certains accords bilatéraux sont déjà conclus ou en passe de l’être, et l’opinion européenne est aujourd’hui saisie du projet d’accord transatlantique négocié secrètement par les États-Unis et l’Union européenne : le TAFTA (Transatlantic Free Trade Area), également connu sous le sigle TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) est en train de devenir un nom commun, celui d’une entourloupe majeure à la démocratie, d’un démantèlement des protections sociales, sanitaires, écologiques sans précédent et de la création d’une procédure d’arbitrage privé, dont les « investisseurs » doivent sortir gagnants face aux États. Des négociations se déroulent également dans l’ombre entre une cinquantaine d’États au sujet du TiSA (Trade in Services Agreement), pour faire suite à l’AGCS (Accord général sur le commerce des services). Sont seulement connus à ce jour les aspects concernant les services financiers, pour déconstruire les minimes régulations mises en place après l’éclatement de la crise de 2007-2008. Mais, dans le viseur, figurent aussi la Sécurité sociale, considérée comme « monopoliste », et les services publics, que les États ne pourraient plus soutenir, sauf à étendre les aides aux secteurs privés concurrents.

C’est à ces coups de force néolibéraux supplémentaires que la revue Les Possibles consacre son dossier. Celui-ci s’ouvre sur un article de Jean Tosti qui retrace l’histoire des accords préférentiels depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. On y voit que le libre-échange est toujours une affaire de pays dominants contre des pays dominés, beaucoup plus que le résultat d’un raisonnement, aussi brillant soit-il, à la Ricardo. Rien de nouveau sous le soleil, bien que l’Union européenne clame vouloir des accords « de nouvelle génération ».

Vient ensuite un article de François Chesnais et Guillaume Pastureau. Les deux auteurs décortiquent les mythes et les paradoxes du TAFTA, qui illustrent très bien ceux de la théorie économique dominante. Les fondements théoriques du libre-échange sont fragiles, surtout parce qu’ils font du marché un principe autorégulateur, ce que l’histoire et toutes les sciences sociales aujourd’hui démentent. Le TAFTA est bien une nouvelle tentative de « désencastrement » de l’économie.

Le dossier se poursuit avec deux articles complémentaires de Susan George et de Jacques Cossart. La première nous offre, en bonnes feuilles avec l’autorisation de son éditeur, un extrait d’un chapitre de son prochain livre, qui dévoile les origines de la négociation sur le traité transatlantique. Le second montre que les grandes gagnantes de ce traité, s’il aboutit, seront les firmes multinationales.

On le sait maintenant, la crise actuelle n’est pas une petite crise financière, elle est une crise globale, dont la dimension démocratique n’est malheureusement pas la moindre. Séparément mais de manière convergente, Frédéric Viale et Adda Bekkouche montrent combien la démocratie est menacée par un accord comme le TAFTA. D’abord, il est négocié à l’insu des citoyens et ceux-ci n’en ont connaissance que par la bande. Ensuite, et surtout, les procédures imaginées par les négociateurs et experts à la solde des multinationales visent à transformer les États qui limiteraient les possibilités d’enrichissement de ces dernières en de vulgaires malfaiteurs devant rendre des comptes devant des tribunaux privés.

Voilà pour le contexte général. Mais le concret se profile. Notre dossier donne la parole à trois théoriciens et militants experts des questions agricoles. D’abord Thierry Pouch explique les intentions cachées des États-Unis pour intégrer l’agriculture dans un processus de libéralisation irréversible. L’objectif est de rétablir la suprématie de l’agriculture états-unienne sur celle de l’Union européenne. Gageons que la qualité des produits agricoles et alimentaires en souffrirait. C’est ce que montre ensuite Aurélie Trouvé : nos campagnes seraient encore davantage soumises au rendement productiviste et nos assiettes remplies de cochonneries. La libéralisation passerait par la suppression des barrières non tarifaires, au détriment des protections de toutes sortes et de l’autonomie des paysans, condamnés à dépendre des firmes semencières. Enfin, Jacques Berthelot met à plat les mécanismes tarifaires agricoles qui naîtront du TAFTA et des accords de partenariat économique avec les pays d’Afrique de l’Ouest. On ne s’étonnera pas de retrouver là des accords léonins imposés par les anciens pays colonisateurs aux pays qui étaient naguère sous leur coupe, et que l’époque néolibérale a perpétués.

Sommes-nous condamnés à passer sous les fourches caudines des multinationales ? Non, si la résistance s’organise. Amélie Canonne et Hélène Cabioc’h analysent les luttes qui s’organisent contre ce projet d’accord transatlantique. Malgré la diversité des opposants, un mouvement se fédère et se prépare à une lutte de longue haleine, qui s’inscrit véritablement en faveur de la solidarité internationale.

La preuve nous en est apportée par Claude Vaillancourt, animateur d’Attac Québec, en montrant que l’accord négocié entre le Canada et l’Union européenne a ouvert la voie à un nouveau type de négociation (clandestine) et a labellisé un nouveau type de règlement des différends entre investisseurs et États, au bénéfice des premiers. Là se trouve sans doute l’angle d’attaque le plus approprié contre ces accords de libre-échange : les citoyens sont à même de comprendre que c’est bien la démocratie qui est en jeu.

La partie « Débats » de ce numéro s’ouvre sur deux articles de Daniel Ibanez et de Paolo Prieri, animateurs du mouvement d’opposition au projet de ligne TGV Lyon-Turin. Ils répondent à l’article de Philippe Mühlstein, publié dans le numéro 3 de la revue. La rédaction des Possibles estime que la revue remplit son rôle en faisant se confronter des thèses qui méritent d’être entendues. L’enjeu est d’importance, puisque les projets néolibéraux de grandes infrastructures sont loin de remplir les conditions qui devraient s’imposer face à la crise sociale et écologique.

La croissance est en panne en Europe, pour des raisons propres à celle-ci sans doute, plus encore parce qu’un modèle de développement atteint ses limites. Jean-Marie Harribey examine les principales explications qui sont données de ce phénomène. Beaucoup sont partielles car des problèmes méthodologiques complexes ne sont pas résolus et font l’objet de controverses jusqu’au sein des milieux critiques.

Nous n’avons pas seulement à résoudre les problèmes théoriques précédents, il convient d’esquisser des pistes alternatives. Thierry Brugvin propose quelques principes pour rendre conciliables le commerce équitable et ce qu’il appelle une relocalisation sélective, car l’écologie et la solidarité internationale sont indissociables.

La dette publique française n’en finit pas de monter. Oui, mais pourquoi ? Robert Joumard recherche les causes du phénomène. Il actualise le rapport rendu public par le Collectif pour un audit citoyen de la dette au printemps dernier, et montre que les cadeaux fiscaux, l’évasion fiscale, les taux d’intérêt et la crise combinent leurs effets pour rendre la dette véritablement illégitime.

Enfin, sous la plume de François Chesnais, la revue propose un compte rendu de lecture du dernier ouvrage d’Éric Toussaint, Bancocratie. Un très gros travail documentaire sur les banques et leurs pratiques. Mais un ancrage théorique peut-être insuffisamment assuré pour montrer que les banques s’approprient une (grosse) part de la plus-value produite par la force de travail, estime François Chesnais. À qui Éric Toussaint répond, contribuant à faire des Possibles un espace de débats toujours plus ouvert.

En effet, l’ouverture nécessaire est celle-là : ouvrir l’espace public de débats. Comprenons que cela n’a pas grand-chose à voir avec l’ouverture généralisée des frontières pour le seul bien du capital. On en aura une ultime démonstration avec la « revue des revues » internationales, préparée par Jacques Cossart et qui clôture ce numéro. On y retrouvera nombre de préoccupations déjà soulignées dans le dossier ci-dessus, autour du climat, de l’alimentation, des privilèges des multinationales, etc. Le libre-échange généralisé, l’autre face de la circulation effrénée des capitaux, est vraiment un poison.

Un poison que, à sa manière, s’inocule une France enlisée, ayant perdu sa gauche, convertie à la hussarde au social-libéralisme hollando-vallsien, véritable libéralisme anti-social qui « aime les entreprises », c’est-à-dire qui préfère les patrons et les actionnaires aux travailleurs. Par ces temps porteurs de risques énormes, la revue Les Possibles achève sa première année d’existence. Le temps d’un premier bilan est venu, pour mieux cerner les enjeux, les problèmes et partager la tâche. Nous en proposerons prochainement quelques modalités. À très bientôt.

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