L’âge de la fragilité

mardi 6 janvier 2015, par Geneviève Azam *

Le délitement du monde, des sociétés et de leur habitat envahit la scène quotidienne. Nul besoin de détailler les évènements qui s’enchaînent et s’enchevêtrent pour percevoir des failles qui ne cessent de s’élargir. La vitesse et l’ampleur des destructions sont à la mesure de l’effondrement d’un système à bout de souffle, et qui, comme un cycliste qui ne peut tenir sur sa bicyclette qu’en pédalant, poursuit et accélère sa course en mobilisant toujours plus les humains et les richesses naturelles.

(Extrait de l’introduction du livre à paraître aux Liens qui libèrent, Paris, en mars 2015)

Des limites à la fragilité

Ces événements se cumulent et s’amplifient, à un moment où la politique, à force d’être soumise au gouvernement des puissances économiques et financières, semble incapable de dessiner des orientations nouvelles. C’est pourquoi les vannes sont ouvertes pour ne voir dans ces catastrophes qu’une insuffisance humaine face à la complexité du monde, le défaut d’une raison réduite à la rationalité instrumentale ou encore la tyrannie d’une nature encore mal maîtrisée. En somme, une modernité incomplète, défaillante, qu’il faudrait réparer par une modernisation toujours plus poussée. Ou bien, plus simplement et prosaïquement, un manque de croissance économique, brandi par ceux qui entendent bien s’obstiner dans l’erreur d’une croissance ininterrogée. Il s’agirait donc de faire appel à un surcroît de puissance, fourni par les nouvelles technologies et de nouveaux arrangements techno-économiques et politiques. Augmenter et accélérer les capacités humaines et les capacités de la planète, les piloter grâce à des machines « intelligentes », n’est pas seulement le rêve démiurgique des post-humanistes. La mise en scène médiatique d’un monde largement fantasmatique, fait de mutants, de clones et de vie éternelle, tout en formatant les esprits, masque la réalité d’un processus concret, beaucoup moins spectaculaire et pourtant déjà entamé et banalisé.

Ce mouvement, qui s’apparente à un sprint morbide, ne peut s’interrompre qu’en posant fermement le pied à terre, en se dissociant du cortège des puissances affolées et meurtrières, condamnées à accélérer leur course pour survivre. Partout dans le monde, nombreux sont ceux qui se refusent à pédaler de plus en plus vite et qui manifestent un désir de vie ne se résumant ni à la survie, ni à une « vie orthopédique  » dirait Annie Lebrun [1]. Ils ont emprunté des chemins où les résistances s’installent dans des marches, des occupations, des expériences, qui pourraient initier, comme en son temps la marche du sel en Inde, des ruptures à une grande échelle. Ils abandonnent les rêves de toute-puissance qui tournent au cauchemar et détruisent de jour en jour la Terre et les sociétés. Ils laissent place à la reconnaissance de la fragilité constitutive des humains, inachevés à leur naissance, et de celle des mondes qu’ils ont inventés. C’était déjà la leçon de Jean-Jacques Rousseau : « Nous naissons faibles, nous avons besoin de force ; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d’assistance ; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement  » [2]. Ils font l’expérience de la fragilité des écosystèmes dont la catastrophe écologique est un révélateur implacable : le dérèglement climatique, la réduction de la biodiversité, les multiples pollutions qui excèdent les capacités de retraitement, l’épuisement des ressources naturelles essentielles, témoignent de limites non négociables à la vision impériale et utilitariste des relations entre les sociétés et la nature.

Cette fragilité n’est pas un manque à combler, une erreur de la nature qu’il faudrait rectifier, un défaut de rationalité. Elle pourrait bien être la force créatrice qui rassemble au lieu d’opposer, qui lie au lieu de délier, qui conjugue au lieu de mettre en concurrence, qui refuse fermement la démesure au lieu de l’accentuer dans une course désespérée. […]

Le secours ne peut venir de la croyance en un sujet tout-puissant, extérieur à une nature infiniment maîtrisable et maître du cours de l’histoire. La fragilisation conjointe des sociétés, des humains et des écosystèmes en est un démenti, sinon une conséquence. À force d’avoir supprimé toute continuité entre la nature et les sociétés, d’avoir conçu l’humanité en pure extériorité, au lieu de l’autonomie, c’est l’assujettissement qui domine : sociétés structurellement dépendantes de ressources non renouvelables, asservissement du travail soumis à une mégamachine industrielle et financière, intoxication lente et subordination de l’alimentation aux puissances agro-alimentaires, accidents incontrôlables à répétition, migrations forcées.

Il ne peut venir non plus des sommations à devenir des sujets autosuffisants, autodéterminés et autoproducteurs d’eux-mêmes. Cette œuvre de fond du néolibéralisme, dans laquelle il n’est pas exagéré de voir une rupture anthropologique, en se réalisant totalement, produirait des humains si désocialisés, massifiés et précarisés, qu’il serait difficile d’imaginer autre chose qu’un consentement à un engrenage implacable, qu’une soumission au cynisme d’oligarchies médiocres.

Il ne peut venir que d’une déconstruction du dualisme occidental qui a conduit à opposer radicalement nature et culture, nature et société, nature et artifice, supprimant toute continuité entre ces couples. Ce dualisme a été et demeure le soubassement de l’exploitation sans limite du monde naturel et des espèces vivantes, de la relégation d’êtres humains assignés à un état de nature et privés de culture : femmes, peuples traditionnels, personnes de couleur. La culture, en prétendant se construire par l’arrachement à la nature s’est imaginée extérieure à elle et opposée. Cette déliaison a autorisé l’exploitation et la domination sans limite de la nature ainsi qu’une hiérarchie sociale fondée sur le degré d’émancipation vis-à-vis des éléments naturels. Elle est un des piliers de la volonté de maîtrise infinie et du sentiment de toute-puissance, à l’opposé de la conscience de la fragilité, qui suppose « une sorte d’humilité principielle » dirait Claude Levi-Strauss : « L’homme commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité elle-même » [3].

Toutefois, cette déconstruction emprunte plusieurs voies. Une d’entre elles consiste à penser le monde en supprimant un des termes de l’opposition, en fusionnant nature et culture. La nature n’existerait pas comme réalité extérieure à l’expérience humaine, elle serait une construction sociale et culturelle, une représentation, qu’il s’agirait de déconstruire pour s’affranchir de l’opposition dévastatrice entre nature et société. La différence entre nature et artifice n’aurait pas de sens, et ceci d’autant plus avec l’accélération de l’artificialisation technique de la nature. Dans cette perspective, l’idée de la nature, comme présence matérielle, bien sûr toujours représentée, mouvante, mais cependant indépendante de l’action humaine, disparaît. Elle ne serait plus cet « ensemble, aux limites certes très floues, des choses qui nous paraissent moins devoir à l’ingéniosité humaine qu’aux hasards et aux nécessités de l’histoire naturelle et qui cherchent en même temps à persister plus ou moins tenacement dans leur être  » [4]. Avec cette mort, l’œuvre libératrice d’artificialisation du monde et des humains pourrait se poursuivre à l’infini, s’accélérer et se radicaliser. Nous serions ainsi enfin délivrés des bornes et des récits qui empêchent d’affronter des défis inédits, en particulier ceux du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Dès lors que les techniques seraient disponibles, rien ne pourrait rationnellement s’opposer à la commande et au contrôle de la planète par la géoingénierie pour « sauver le climat », à la fusion des machines et des organismes vivants par la bioingénierie pour « sauver la biodiversité et le vivant », à l’augmentation de l’humanité pour en assurer la survie.

Le monde cyborg contre la société

J’ai choisi d’appeler ce monde-là un monde cyborg. Ce terme cyborg nous vient de la cybernétique, cette science du contrôle et de la communication, construite dans sa première formulation après la Seconde Guerre mondiale, et qui se donnait parmi ses vocations, celle de libérer l’humanité de ses turpitudes en la relayant par une intelligence artificielle.

Cette déconstruction conserve du vieux dualisme la croyance en une toute-puissance humaine relayée par la technique. Dans les derniers chapitres de ce livre, j’en dessine quelques contours. On y trouve des courants du néolibéralisme qui, après avoir décrété la fin de la société, s’empressent de décréter la fin de la nature. L’économie verte, bleue ou silver, l’économie de la vie et de la reproduction du vivant, la neuro-économie, l’économie cyborg s’emploient en effet à supprimer l’extériorité de la nature. Cette dernière doit être « internalisée » et entrer entièrement dans les flux du capital pour en assurer la reproduction infinie. On y trouve également des courants de la sociologie des sciences, du féminisme, du post-environnementalisme, qui voient dans cette mort, la possibilité inédite d’une émancipation radicale.

Ce monde cyborg, qui nous « veut autant de bien », est-il une fatalité ? Peut-on encore se libérer à la fois du dualisme occidental et des biopouvoirs et géopouvoirs qui entendent supprimer la nature pour nous délivrer définitivement, voire éternellement, de notre fragilité et des limites matérielles de la nature ?

Dans ce livre, je voudrais développer l’idée que non seulement la nature n’est pas un objet mort, opposé à l’humanité pensante et raisonnante ou encore une machine cybernétique produisant des flux de services et d’information auxquels nous serions connectés, mais qu’elle contient en elle-même, par ce qu’elle est concrètement et de manière immanente, des bornes à partir desquelles nous pourrions retrouver un point d’appui extérieur, une orientation et un sursaut d’humanité. C’est l’objet des deux premiers chapitres. Les humains et la nature entretiennent des relations asymétriques : contrairement aux représentations dualistes les humains ne sont pas extérieurs à la nature alors que la nature est en partie extérieure à l’expérience humaine, contrairement aux visions monistes qui fusionnent nature et société. L’institution de la société s’étaye sur la nature et non l’inverse. C’est la raison pour laquelle l’écologie enveloppe la totalité de la vie sociale.

Ces limites et cette asymétrie définissent l’âge de la fragilité au lieu de celui de la toute-puissance. Elles invitent à tisser à nouveau les fils d’une humanité attachée à la nature, une nature proche, incorporée et en même temps séparée, étrange et étrangère, à la fois accueillante et menaçante. Une fragilité qui engagerait une nouvelle solidarité entre les humains et qui serait l’indice d’une fêlure, d’un appel réciproque des humains et de la nature, engageant la coopération au lieu de l’opposition, de l’arrachement, de la concurrence et de la guerre. […]

Notes

[1Annie Lebrun, Perspective dépravée, Entre catastrophe réelle et catastrophe imaginaire, Paris, Éditions du Sandre, 1991, p. 61.

[2Jean-Jacques Rousseau, Émile, Œuvres complètes, IV, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, p. 503, cité in Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Payot&Rivages, Paris, 2014, p.27-28.

[3Claude Levi-Strauss, in Le Monde, 21-22 janvier 1979, cité par Fernand Deligny, Les détours de l’agir ou le moindre geste, Paris, Hachette, 1979, pp. 42-43.

[4Stéphane Haber, Critique de l’anti-naturalisme, Paris, PUF, 2006, p. 14.

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