Vers l’institution de monnaies fiscales nationales dans la zone euro ?

vendredi 20 novembre 2015, par Bruno Théret

L’accession de Syriza au gouvernement en Grèce a mis à l’ordre du jour un type de stratégie de politique économique à la fois susceptible de sauver l’unité de la zone euro tout en remettant à flot l’économie et l’État grecs. Cette stratégie consiste à conserver l’euro en ne le considérant plus comme une monnaie unique, mais comme une monnaie commune, c’est-à-dire partagée par tous les États membres, non exclusive, car complétée par des moyens de paiement nationaux de durée limitée (un ou deux ans) mais renouvelables, adossés à des anticipations d’impôts (« cours fiscal ») et libellés en euro (euro-drachmes, euro-escudos, euro-pesetas, etc.). De telles quasi-monnaies fiscales complémentaires ont été adoptées au plus fort de la crise des années 1930 aux États-Unis par de nombreuses collectivités territoriales et, plus récemment, de 1984 à 2003, par de nombreuses provinces en Argentine. Et, contrairement à ce qui est le plus souvent allégué par les économistes orthodoxes, ce qu’ils qualifient péjorativement de « funny moneys » ont dans de nombreux cas bien rempli leurs fonctions, ce qui explique que plusieurs d’entre elles aient pu perdurer sur une longue période[[ Sur ces expériences historiques, cf. Gatch (2011) pour les USA, et pour l’Argentine Douthwaite (2005), Théret et Zanabria (2007) et Théret (2013).

L’accession de Syriza au gouvernement en Grèce a mis à l’ordre du jour un type de stratégie de politique économique à la fois susceptible de sauver l’unité de la zone euro tout en remettant à flot l’économie et l’État grecs. Cette stratégie consiste à conserver l’euro en ne le considérant plus comme une monnaie unique, mais comme une monnaie commune, c’est-à-dire partagée par tous les États membres, non exclusive, car complétée par des moyens de paiement nationaux de durée limitée (un ou deux ans) mais renouvelables, adossés à des anticipations d’impôts (« cours fiscal ») et libellés en euro (euro-drachmes, euro-escudos, euro-pesetas, etc.). De telles quasi-monnaies fiscales complémentaires ont été adoptées au plus fort de la crise des années 1930 aux États-Unis par de nombreuses collectivités territoriales et, plus récemment, de 1984 à 2003, par de nombreuses provinces en Argentine. Et, contrairement à ce qui est le plus souvent allégué par les économistes orthodoxes, ce qu’ils qualifient péjorativement de « funny moneys » ont dans de nombreux cas bien rempli leurs fonctions, ce qui explique que plusieurs d’entre elles aient pu perdurer sur une longue période [1]. Ces expériences conduisent à considérer que les monnaies complémentaires dont ont besoin les États membres de la zone euro les plus défavorisés par le régime de la monnaie unique (politique monétaire unique, logique unique d’émission monétaire par le crédit bancaire) pourraient être des bons de règlement de dettes qui ne circuleraient conjointement à l’euro qu’à l’échelle nationale, qui ne seraient convertibles que de manière limitée dans le temps et dans l’espace (elles seraient totalement inconvertibles en dehors du territoire de l’État émetteur), et qui devraient être maintenues à la parité avec l’euro, lequel resterait ainsi l’unité de compte commune à l’ensemble des monnaies européennes.

Cette stratégie, qui renvoie sur le plan constitutionnel au principe de subsidiarité, c’est-à-dire à la capacité de tout État membre de l’UE de prendre des initiatives unilatérales en matière de politique fiscale et budgétaire, est dès aujourd’hui envisageable par tout État qui, du fait qu’il est soumis à une pénurie monétaire drastique en raison de son endettement, est plongé dans une situation de nécessité et d’urgence menaçant gravement sa capacité à exercer ses compétences et ses responsabilité vis-à-vis de la population. Pour se sortir d’une telle situation, un État ne peut se permettre d’attendre les résultats incertains de complexes et difficiles négociations intergouvernementales à l’échelle de la zone euro, qui devraient concerner l’institution d’un véritable fédéralisme budgétaire (impliquant que l’Union européenne dispose d’impôts qui lui soient propres), la réforme des missions et du statut de la Banque centrale européenne, et la restructuration des dettes publiques.

Pour la Grèce, dans l’état actuel de sa population au plan humanitaire, mais aussi pour le Portugal, l’Espagne et l’Italie, voire la France, à terme, se doter d’une monnaie fiscale nationale complémentaire à l’euro est la seule politique réaliste, car elle peut être menée de façon unilatérale par un gouvernement national, sans pour autant aller à l’encontre des traités européens ; il ne s’agit pas en effet d’émettre une monnaie complète ayant cours légal, mais simplement des titres de crédit public, des billets ou bons du Trésor, servant au règlement des dettes publiques à court terme (salaires, prestations sociales, consommation et investissement), et réciproquement au règlement des dettes fiscales des citoyens et entreprises résidentes [2].

Pour les pouvoirs publics, il s’agit de mettre en circulation de la liquidité, à travers leurs dépenses, en anticipant sur des recettes fiscales futures suscitées par cet accroissement de la liquidité ; tout comme le font les banques qui mettent en circulation de la monnaie bancaire en anticipant sur les recettes futures de leurs clients dont elles ont financé les projets productifs, consommateurs et financiers. Le risque inflationniste d’une injection de liquidité n’est pas a priori plus grand s’agissant des pouvoirs publics qui financent de la production non marchande, que pour des banques commerciales qui peuvent démultiplier leurs crédits à l’infini, y compris pour financer la consommation ou la spéculation sur les marchés monétaires et financiers. Les deux posent un problème de régulation de l’offre de monnaie. Or la régulation de l’offre publique de liquidité, dans un État démocratique, peut passer tout simplement par un vote annuel par le Parlement du montant de l’émission, tout comme cela est pratiqué pour l’impôt.

Ainsi, les États membres de la zone euro les plus en difficulté peuvent reprendre partiellement la main en matière monétaire, conformément au principe de subsidiarité, sans remettre en cause l’euro en tant que clef de voûte du système monétaire européen. Ce serait une voie de sortie par le haut du dilemme actuel euro ou pas euro, mais décidée d’en bas, au niveau d’un État membre, et immédiatement actualisable par celui-ci. Il est important de rappeler qu’il existe, en l’état actuel des traités, des degrés de liberté pour les États membres de l’Union européenne en matière budgétaire et monétaire ; si cette marge de manœuvre est dissimulée aux gouvernants, c’est parce qu’ils considèrent comme un dogme la doctrine monétaire qui fonde le développement de marchés financiers prétendument autorégulateurs, doctrine qui veut que la monnaie soit nécessairement une marchandise et un actif financier devant être rémunéré par un taux d’intérêt. Comme l’a montré l’histoire des Trente Glorieuses, les États ne sont nullement obligés de passer sous les fourches caudines des marchés et des banques commerciales privées pour se financer, surtout à court terme. En période de nécessité et d’urgence, ils doivent reprendre la main en matière monétaire et émettre leurs propres moyens de paiement pour maintenir et développer leurs activités, qui, il faut le souligner, sont aussi pour leur plus grande partie, des activités productives (éducation, santé, logement, protection).

Une telle stratégie a trois grands avantages. D’une part, elle permet de traiter simultanément la question des déficits jumeaux du fait que, d’un côté, elle réduit la dette publique, puisque la monnaie nationale assure le financement de la dette flottante [3] dans le cadre d’un circuit du Trésor restauré, et que, de l’autre, elle améliore le solde des échanges extérieurs, puisque la démarchandisation de la monnaie fiscale nationale incite à la réduction des importations et à la relocalisation de la production (et non pas à la recherche d’une augmentation des exportations grâce à un surcroît de compétitivité externe). Cette stratégie s’inscrit par là également dans une perspective écologique de développement d’économies moins carbonnées en suscitant une relocalisation des activités productives, de même qu’elle rouvre la voie à une production efficiente de services publics et sociaux.

Enfin, comme l’ont montré les expérimentations historiques auxquelles on s’est référé, le dispositif envisagé est techniquement facile à mettre en place pour faire face, en urgence, à la nécessité de combattre les effets dépressifs de la pénurie monétaire combinée à des politiques d’austérité budgétaire.

Des monnaies nationales complémentaires sous forme de bons d’anticipation d’impôts

Mis en œuvre dans le cadre européen actuel, un tel dispositif monétaire devrait donc conduire à la circulation simultanée de l’euro en tant que monnaie commune de compte et de paiement, relevant des autorités monétaires européennes, et de ces monnaies fiscales complémentaires relevant des autorités publiques nationales. Ces dernières seraient essentiellement des monnaies de consommation, émises sous forme de billets de petite dénomination (jusqu’à 50 euros) et destinées à régler d’abord les achats domestiques correspondant aux besoins de base des ménages, vu qu’il n’y a nul besoin d’avoir recours exclusivement à une monnaie multinationale telle que l’euro pour ce faire. Cela dit, si l’État dispose de banques publiques susceptibles de collecter les billets et/ou d’ouvrir des comptes individuels, un système de paiements électroniques est envisageable. L’euro, monnaie fédérale commune, bien que « all purpose money » valable sur tout le territoire de l’Union, ne serait plus, quant à lui de fait, utilisé que pour régler une fraction des diverses transactions de base si nécessaire au moins au départ, mais surtout les transactions de montant plus important, les transactions à l’échelle européenne, et comme monnaie d’épargne [4].

Du côté des finances publiques, la toute première fonction de la monnaie fiscale nationale serait d’octroyer à l’État membre qui y aurait recours un crédit à court terme qui lui permette d’assurer la pérennité de ses fonctions en payant partiellement, au lieu de les réduire du fait d’un manque d’euros bancaires, les salaires de ses fonctionnaires, les dividendes de sa dette sociale (les prestations sociales) et les dettes contractées auprès de ses fournisseurs. Tout pouvoir public disposant de ses propres bases fiscales a en effet la capacité d’émettre sa propre monnaie « fiscale », ses recettes fiscales de demain (recettes anticipées) lui servant de garantie pour une injection monétaire aujourd’hui. Si cette monnaie est libellée dans l’unité de compte fédérale et si tout est fait, au plan institutionnel, pour maintenir sa parité avec celle-ci, elle devient une monnaie complémentaire et non plus concurrente à la monnaie fédérale, circulant de concert avec elle sur le territoire contrôlé par l’État émetteur, où circulent déjà de concert une pluralité de moyens de paiement bancaires. Sous cette forme en effet, la pluralité des moyens de paiement sur le territoire d’un État membre ne menace en aucune façon l’unicité du système fédéral de compte.

En d’autres termes, il s’agit de renouer avec le fonctionnement d’un circuit du Trésor public mobilisant son crédit auprès des particuliers et des entreprises pour émettre des bons utilisables pour régler les dépenses publiques, et dont la valeur est garantie par un engagement public de leur acceptation en retour, à leur valeur nominale, pour le paiement d’impôts et autres prélèvements. Mais pour qu’il y ait crédit, encore faut-il que ces bons, dont la liquidité serait potentiellement identique à celle de la monnaie manuelle fédérale (euros billets), ne reviennent pas instantanément dans les caisses du trésor du fait que leurs détenteurs réclament leur conversion immédiate. Il convient donc qu’ils ne soient convertibles à la parité que sous certaines conditions et notamment avec certains délais.

Les citoyens grecs ont en fait de bonnes raisons d’accorder à leur gouvernement national le crédit à court terme que représenteraient ces bons d’anticipations d’impôts (ou bons de règlement de dettes) dans la mesure où ceux-ci, en tant qu’ils financent la dette flottante, participeraient à la réduction de la dette souveraine et, par conséquent, faciliteraient le maintien en fonctionnement des services publics et sociaux. En période de récession, ils ont également à l’évidence le potentiel de redynamiser l’économie locale et, de ce fait, ont toute chance d’obtenir le soutien des entrepreneurs et commerçants nationaux. En contrepartie, les gouvernements nationaux qui voudraient profiter réellement et durablement de ces facilités monétaires doivent construire et maintenir la confiance dans les bons – et donc en assurer la valeur au pair vis-à-vis de l’euro – en tenant compte notamment de leur circulation et convertibilité limitées par rapport à celles de l’euro.

De tels bons sont donc tout particulièrement aptes à répondre dans l’urgence à une crise monétaire et financière aiguë du type de celle qui frappe actuellement la Grèce, mais aussi les autres pays du sud de la zone euro contraints à des « dévaluations internes », c’est-à-dire à une baisse des revenus des classes dominées. Le fait que les États de ces pays souffrent d’une crise de liquidité qui s’est transformée en crise de solvabilité, tout à fait comparable à celle qu’a connue le régime argentin de currency board à partir de 1998 jusqu’à son éclatement en janvier 2002 l’indique. En Argentine, en effet, c’est la mobilisation par un grand nombre de provinces de dispositifs monétaires de ce type qui a permis, entre 2001 et 2003, que soit stoppée la dépression de l’économie argentine due à la contraction de la masse monétaire disponible pour alimenter l’économie productive et la demande des ménages, les monnaies provinciales représentant à leur point culminant plus de 40 % de la base monétaire du pays.

Ingénierie de la mise en place

En pratique, un moyen de paiement de cours fiscal peut être injecté dans l’économie par les Trésors nationaux via le paiement partiel (30 % par exemple, pour compenser les pertes de revenus en euros déjà subies dans le cas de la Grèce) des salaires des fonctionnaires, des pensions des retraités et autres prestations sociales, ainsi que des dettes vis-à-vis des fournisseurs des collectivités publiques. Dans un contexte récessif et d’austérité budgétaire radicale, ces divers groupes sociaux seront enclins à accepter cette monnaie qui représente pour eux un pouvoir d’achat supplémentaire et est dotée d’un pouvoir libératoire des impôts, ses « usagers » pouvant par ailleurs, en cas de nécessité, la convertir en euros à la parité moyennant d’importantes restrictions (la conversion ne devrait être ouverte que sur des périodes de temps limitées, en fin de mois par exemple, afin que la monnaie émise garde son caractère de crédit public et puisse être recyclée dans les paiements de salaires et pensions).

Dans le cas argentin de la province de Tucumán, qui a émis son « bocade » de manière continue de 1985 à 2003, à la première échéance à laquelle la convertibilité au pair des bocades en peso national (austral à l’époque) a été ouverte – échéance cruciale pour l’établissement de la confiance –, la majeure partie de la nouvelle masse monétaire est revenue à l’État émetteur sous forme d’une demande de conversion en pesos de la part des commerçants, ce que le gouvernement avait anticipé en empruntant des pesos à la banque provinciale. Cette première demande a été respectée sans faille grâce à un dispositif de conversion créé à cet effet. Presque aussi rapidement, une autre partie est retournée à l’État sous formes d’impôts, tandis qu’une troisième partie, minime, est restée en circulation. Cela dit, ces retours dans les caisses du Trésor ont ainsi pu être à nouveau injectés dans l’économie par renouvellement des paiements partiels de salaires et autres dépenses publiques récurrentes, ce qui correspondait à la formation d’un circuit du Trésor provincial. À chaque nouvelle ouverture mensuelle d’une période de conversion, celle-ci étant assurée sans faille, les taux de retour (les demandes de conversion) ont baissé, se fixant progressivement au niveau des fondamentaux économiques, autrement dit des besoins de conversion dictés par les échanges avec le monde extérieur (importations, voyages, bourses d’études…) [5]. Peu à peu, l’influence exercée par les autres facteurs poussant à la conversion – comme la spéculation ou la précaution – se sont estompés et une part croissante de la nouvelle monnaie est restée en circulation sans avoir à passer par l’épreuve de sa conversion effective en pesos. Le taux de retour est resté cependant important, du fait que les recettes fiscales de la province ne représentaient que 20 % de ces recettes totales et que le bocade n’était pas reçu en paiement des impôts fédéraux (dont une partie était redistribuée à la province). Dans le cas européen, à supposer que certains gouvernements innovent de la sorte, ce problème de conversion en euros sera secondaire puisque les États maîtrisent l’intégralité de leur fiscalité et n’auront donc pas besoin d’emprunter pour assurer la conversion ; cela implique néanmoins que le montant de l’émission, notamment au début, ne soit pas excessif par rapport aux recettes fiscales en euros, et donc que la monnaie fiscale créée soit progressivement introduite jusqu’à l’acclimatation de la population à la nouvelle monnaie (une grande partie restant alors dans la circulation sans revenir au Trésor).

En fait, la viabilité à long terme d’une monnaie de paiement de ce type se confond avec la légitimité de l’État émetteur : l’acceptation de la nouvelle monnaie annonce que l’État est désormais considéré comme capable d’assumer ses compétences souveraines en matière de services publics et sociaux, tout en restant enchâssé dans une société politique plus large symbolisée et activée par la monnaie fédérale commune.

Un troisième effet positif d’un tel dispositif monétaire, pas moins important que la baisse du coût de la dette flottante et le renforcement de l’économie nationale, en découle : il tient au fait que, dans un système politique à plusieurs niveaux de gouvernement, toute monnaie émise par un niveau de pouvoir politique oblige celui-ci à une politique fiscale et monétaire plus responsable. Par le double ancrage de sa monnaie – à la fois gagée sur ses propres recettes anticipées et maintenue à parité avec la monnaie commune – le pouvoir émetteur doit s’obliger lui-même à une discipline fiscale – c’est-à-dire s’attacher à bien récolter les recettes anticipées – et/ou à une discipline monétaire – c’est-à-dire à n’émettre que de manière mesurée afin de ne pas compromettre la capacité de conversion effective à la parité de sa monnaie. Il a en effet tout intérêt à préserver la valeur de ses propres moyens de paiement : mener une politique inflationniste reviendrait à réduire la valeur de ses recettes de demain et à miner la confiance dans sa monnaie, c’est-à-dire à scier la branche sur laquelle il est assis. Cette autodiscipline paraît particulièrement pertinente pour des pays comme la Grèce, où le taux de recouvrement des impôts est faible et l’évasion/corruption fiscale étendue.

Une politique fiscale responsable pour assurer la convertibilité au pair et donner confiance dans la monnaie

Une monnaie adossée à des anticipations d’impôt est, on vient de le voir, un crédit de court terme quasi gratuit et donc moins cher que celui qu’offrent les marchés financiers. Elle permet aux États qui y ont recours de réduire le coût de leur dette flottante en même temps qu’elle leur donne les moyens de maintenir un fonctionnement correct des services publics (en maintenant les niveaux de salaires des fonctionnaires et en les payant sans retard). Mais, ce faisant, elle va être aussi naturellement appelée à être mobilisée pour un deuxième objectif plus ambitieux : celui de devenir un moyen de paiement à part entière, une monnaie complémentaire circulant durablement au sein de l’économie nationale, en parallèle avec la monnaie commune.

Les monnaies ainsi créées sous forme de bons, précisément parce que leur circulation est restreinte au territoire national, sont également en effet douées de la capacité de relancer l’activité dans une économie nationale souffrant de la récession et du sous-emploi. Aussi la mise en circulation de bons publics est-elle justifiée circonstanciellement par le fait que la crise financière atrophie la dynamique de l’offre entrepreneuriale de projets productifs et, par conséquent, de crédit bancaire. On ne peut plus compter sur les banques commerciales pour assurer leur fonction d’émission monétaire et, face à une offre anémique, l’émission d’une monnaie fiscale est nécessaire pour activer le canal de la demande.

Il y a nécessité là encore, mais ici de façon plus structurelle, de faire attention au niveau d’émission, car comme le montre le cas de la province de Tucumán en Argentine, qui, en proportion, est à l’Argentine ce que la Grèce est à la zone euro, il semble qu’il existe à la fois un seuil d’émission plancher, en dessous duquel l’effet croissance n’est pas perceptible, et un seuil plafond, au-delà duquel l’émission a des chances d’être inflationniste.

Cela dit, ces émissions seront a priori, quel que soit leur niveau, décriées par les libéraux conservateurs comme étant inflationnistes, quand bien même, à l’évidence, une monnaie fiscale n’est pas a priori plus inflationniste que le régime monétaire actuel dans lequel les États empruntent sur le marché secondaire et sont donc indirectement la source d’une émission monétaire par les banques qui est, quant à elle, a priori sans limite. Avec une monnaie fiscale, il ne s’agit pas de monétiser la dette publique accumulée (la dévaloriser via l’inflation), mais de se doter d’un outil pour une politique monétaire autre que récessive et qui ne soit pas exclusivement favorable aux seuls intérêts financiers et rentiers.

Les États membres de la zone euro qui décideraient de récupérer le droit d’émettre de la monnaie au même titre que les banques auraient cependant à construire la confiance dans leur monnaie, non seulement en l’instituant comme un moyen de s’acquitter des impôts, mais aussi en en stabilisant la valeur à la parité avec l’euro. En effet, dès lors que la monnaie fiscale nationale serait acceptée dans la circulation marchande non seulement à proportion de la masse d’impôts dont elle permettrait de se libérer, mais comme monnaie destinée à rester en circulation et à alimenter les échanges et la production, l’ancrage de sa valeur nominale dans l’euro serait nécessaire pour régler le volume de son émission. Comme nous l’avons déjà suggéré, une analyse des effets du dispositif sur la croissance et l’inflation pourrait nourrir une discussion parlementaire préalable à un vote annuel du montant d’émission. Cela dit, dans la conjoncture déflationniste actuelle, ce n’est pas le risque d’inflation qui menace, mais plutôt celui d’une émission trop faible pour entraîner des effets pertinents sur la production.

Pour sortir de la situation contre-productive et antisociale d’austérité actuelle, un usage économiquement pro-actif de monnaie nationale de cours fiscal est donc crucial ; les bons publics doivent être utilisés pour arrêter le cercle vicieux de l’enfermement dans la dépression. Mais cela requiert qu’ils soient acceptés en confiance, et donc que cette confiance soit construite. Pour qu’une monnaie fiscale nationale soit acceptée de manière routinière par la population (confiance méthodique), des négociations avec le secteur privé marchand sont nécessaires : les expériences dont on a connaissance montrent que, dans une économie déprimée, la population et le petit commerce y sont d’emblée favorables car ils y voient clairement un supplément de pouvoir d’achat [6], tandis que le grand commerce, surtout s’il est sous contrôle d’entreprises multinationales, est le plus souvent réticent et doit être affronté avec une volonté politique forte. La confiance hiérarchique par ailleurs est intrinsèquement soutenue par l’adossement de la monnaie à la fiscalité et à l’euro. Reste enfin à assurer la confiance éthique, qui relève d’un côté de la fondation de la monnaie fiscale dans un besoin de justice sociale, de l’autre du respect par le Trésor du cadre plus large de l’union monétaire dans lequel il s’insère, ce qui implique un engagement de sa part à limiter l’émission de bons, de telle sorte que la parité entre ceux-ci et la monnaie commune soit assurée.

Ainsi, pour faire accepter comme moyen de paiement circulant par-delà le paiement des impôts une nouvelle monnaie fiscale nationale, l’État membre qui l’émettrait n’aurait pas d’autres solutions que de garantir sa convertibilité à parité ou quasi-parité en euros. En pratique en Argentine, sauf exception, cette nécessité a conduit à la mise en place de caisses de conversion publiques assurant la conversion effective à la parité, conversion qui était néanmoins soumise à des conditions de temporalité et de finalité pour l’ouverture des droits à conversion.

La relation entre la monnaie commune et les monnaies fiscales décentralisées est une relation de complémentarité et non de concurrence, ce qui est assuré par le fait que celle-là est maintenue comme unité de compte commune de celles-ci. Dit autrement, « l’unité dans la diversité » de toute zone monétaire associée à une communauté politique de forme fédérale tient au fait que les différents moyens de paiement qui y circulent partagent la même unité de compte. Multiplier les unités de compte pour les monnaies de paiement reviendrait en effet à fragmenter cette communauté politique [7]. C’est le point décisif : une monnaie fiscale émise par un État membre, une drachme ou un escudo en euro par exemple, doit être aussi légitime et valorisée aux yeux de ses usagers que l’euro lui-même, la seule différence étant que la circulation de la monnaie nationale est restreinte à un territoire donné et n’a pas vocation à être épargnée.

L’accent mis sur le maintien à la parité de toutes les monnaies circulant dans l’espace d’une Union politique dotée d’une monnaie de compte et de paiement commune distingue ce qui est proposé ici, sur la base d’expériences historiques qui ont connu le succès, d’autres propositions pluralistes avancées actuellement et dans lesquelles les monnaies nationales nouvellement émises seraient mises sur le marché et aussitôt dévaluées par rapport à l’euro afin de rééquilibrer les comptes externes.

Il est certes nécessaire de réduire les déséquilibres commerciaux entre les pays déficitaires et les pays excédentaires au sein de l’Union européenne, c’est même la seule solution durable aux tensions intergouvernementales actuelles. Mais il n’existe pas qu’une seule manière d’y parvenir qui serait d’accroître les exportations ; diminuer les importations conduit au même résultat. Aussi, bien que la stratégie esquissée ici ne prétende pas résoudre entièrement le problème [8], elle participe à la solution du fait qu’elle offre aux territoires nationaux un outil de développement endogène incitant à la substitution des importations. Les monnaies fiscales nationales, par-delà leurs effets d’assainissement des finances publiques par réduction des dettes souveraines, permettent par leur circulation limitée géographiquement de « (re)conquérir » le marché intérieur, autrement dit de renforcer le tissu économique local et l’autosuffisance des territoires ; elles rendent moins nécessaire d’aller à la conquête de marchés extérieurs, par ailleurs en voie de rétrécissement du fait de l’austérité générale, au prix d’un renforcement d’une division du travail internationale déjà défavorable aux pays qui ont a priori le plus intérêt à émettre de telles monnaies nationales. En revanche, prôner des monnaies parallèles à l’euro mais flottantes, c’est plaider pour le retour des dévaluations compétitives à l’intérieur de la zone euro, c’est vouloir ré-instituer une concurrence entre monnaies faibles et monnaies fortes en son sein, avec tout ce que cela impliquerait de confortation des rapports politiques et symboliques de domination préexistants entre régions et États. Ou alors cela suppose que les États membres soient prêts à coopérer et à transformer l’euro en un bancor à la Keynes. Mais alors, pourquoi ne pas aussi supposer une coopération conduisant à un fédéralisme budgétaire censé permettre d’éviter de sortir de l’euro bancaire unique ?

Conclusion

La crise de l’euro oblige à repenser en profondeur la politique monétaire européenne. Le fédéralisme monétaire qu’on a esquissé ici rend aux États une capacité de mener une politique monétaire propre sans faire voler en éclats la zone monétaire. Il est fondé sur l’idée que, tout en préservant l’unité de la zone euro, chaque État membre peut mettre en circulation sur son propre territoire une monnaie complémentaire, garantie par les recettes fiscales et maintenue à la parité avec l’euro. Cette monnaie parallèle est destinée à être une monnaie « populaire » émise sous forme de billets de petite dénomination et destinée aux ventes et achats quotidiens. L’euro, transformé en monnaie commune, continuerait d’être utilisé pour régler les transactions de montant plus important, les transactions à l’échelle européenne, et servirait de monnaie d’épargne.

La stratégie monétaire proposée rompt avec le monopole bancaire privé sur l’émission de monnaie, mais elle n’a rien de contraire aux traités européens, puisque la monnaie émise n’est pas de cours légal et n’est qu’un instrument de crédit complémentaire à l’euro comme le sont les monnaies associatives locales dont la légalité est reconnue dans plusieurs pays de la zone. Contrairement au rachat des dettes souveraines par la Banque centrale européenne, qui conforte en fait le système failli encore en place, et qui équivaut à une émission publique d’euros (mais à coût élevé pour l’État), l’émission de bons sous forme de billets de faible dénomination et destinés aux dépenses de la vie quotidienne des résidents d’un État est susceptible d’apporter plusieurs réponses à la crise actuelle : elle réduit la dette publique (dette flottante, effet multiplicateur), relance la demande par augmentation du pouvoir d’achat national, et restreint les possibilités d’importation et donc les déséquilibres extérieurs, tout en stimulant une relance de l’économie nationale dans les secteurs de base de l’économie, ceux les plus essentiels dans la vie quotidienne de la grande majorité de la population, mais aussi les plus touchés par les plans d’ajustement structurel.

Un autre apport d’une monnaie nationale complémentaire de cours fiscal dans un contexte fédératif est d’obliger l’État à une politique fiscale et financière plus responsable. Dès lors qu’il existe une monnaie supérieure fédérale, tout État émetteur de ses propres moyens de paiement a intérêt à en préserver la valeur dont dépend son autonomie dans l’exercice de ses compétences économiques et sociales : mener une politique d’émission laxiste reviendrait à réduire la valeur de ses recettes de demain et à miner la confiance et la viabilité de sa monnaie, ce qui augmenterait sa dépendance vis-à-vis des autorités et de la monnaie fédérales.

Instituer et défendre la parité d’une monnaie fiscale nationale complémentaire à une monnaie fédérale, commune quant à elle à l’ensemble des États membres, est un exercice techniquement relativement simple mais politiquement difficile, comme le prouvent plusieurs expériences historiques. Car cela revient à tenter de refonder la gouvernabilité publique dans le contexte d’une crise de confiance dans les recettes usées de la « bonne gouvernance » néolibérale. Sa réussite dépend justement de la capacité des autorités émettrices à gagner la confiance de la population susceptible de l’utiliser : une monnaie fiscale émise par un État ou une collectivité territoriale doit être aussi légitime que la monnaie commune elle-même.

Comme le montre entre autres l’exemple du bocade de la province argentine du Tucumán, tout comme le patacon émis de 2001 à 2003 par la province de Buenos Aires, les critiques qui considèrent les monnaies fiscales complémentaires comme non viables et inefficaces, ou alors comme de simples expédients, ne résistent pas à l’analyse des cas concrets. Si certaines expériences mal menées ont conduit à des échecs, ce n’est pas le cas des expériences les plus importantes. En réalité, la fragilité de ces dispositifs réside moins dans leurs caractéristiques intrinsèques que dans leur incompatibilité avec la pensée dominante dans le domaine monétaire et la monopolisation du pouvoir monétaire par l’oligarchie bancaire capitaliste.

La difficulté de mettre en place une telle monnaie n’est pas d’ordre technique ou juridique. Le défi est idéologique et bien sûr politique : il ne va pas de soi qu’un État frappé par la crise financière et déchiré par des conflits sociaux parvienne à réunir les conditions politiques nécessaires pour créer la confiance dans une monnaie fiscale de ce type, ni qu’il soit capable d’assumer une politique fiscale et monétaire responsable par la suite. La comparaison des différentes expériences montrent que les difficultés varient certes en fonction de certaines conditions économiques objectives, mais aussi et surtout en fonction
des conditions politiques (légitimité des institutions, qualité des négociations collectives, etc.) : le gouvernement doit inspirer confiance et transférer cette confiance sur sa monnaie.

Notes

[1Sur ces expériences historiques, cf. Gatch (2011) pour les USA, et pour l’Argentine Douthwaite (2005), Théret et Zanabria (2007) et Théret (2013).

[2Ces titres de crédit fiscal pourraient éventuellement porter intérêt afin de récompenser par une prime la partie de la population qui en les acceptant, ferait un geste citoyen afin d’aider l’État à exercer ses missions de service public, prime qui serait versée à la date de leur rédemption pour la part encore en circulation. De plus, en cas de contestation par la Troika de la légitimité d’une telle mesure, le droit de certains États membres de la zone euro à émettre de tels bons devrait pouvoir faire l’objet de protocoles spéciaux adjoints aux traités en vigueur, du type de ceux existant déjà en grand nombre et fixant dans différents domaines des exceptions par rapport à la règle générale ou des règles spécifiques – hors du droit commun - pour divers États membres comme le Royaume-Uni, le Danemark, la Pologne, etc. Ce qui pourrait exiger l’organisation d’un référendum national mettant en jeu l’appartenance à la zone euro, voire à l’UE, sous condition d’un tel protocole, en suivant l’exemple du Danemark.

[3C’est-à-dire la contrepartie des dettes de trésorerie entrainées par les décalages entre le flux continu des dépenses publiques et celui, plus irrégulier et plus discret, des recettes fiscales. La dette flottante représente l’endettement de l’État sous forme des bons du Trésor à court terme, des avances consenties par l’institut d’émission et les dépôts effectués au Trésor par ses correspondants (collectivités, établissements publics, fournisseurs des marchés publics, particuliers, etc.).

[4Il ne s’agirait donc nullement d’un retour à l’écu tel qu’il a fonctionné dans le cadre du système monétaire européen avant l’euro, car l’écu n’était pas une monnaie circulant dans le public en tant que moyen de paiement ; il n’était utilisé que dans des transactions financières.

[5Plus précisément, le premier mois suivant l’émission 85 % des bons ont été présentés à la conversion, dont 75 % le premier jour d’ouverture de la caisse. Le second mois, 50 % seulement du stock de bons en circulation furent présentés le premier jour, et, dans les mois suivants, le retour total s’est stabilisé à 70 % du montant émis. Ces taux qui restent élevés sont dus au fait que les recettes fiscales propres de la province ne représentaient que 20 % du total de ses recettes, l’Argentine fonctionnant sur la base d’un fédéralisme fiscal non stabilisé mais qui manipule des transferts fédéraux/provinciaux importants, tout particulièrement pour les provinces périphériques. La présence de monnaies provinciales dans ce contexte montre qu’un fédéralisme fiscal n’est pas non plus la panacée et peut se révéler insuffisant pour rééquilibrer les effets d’une politique monétaire hypercentralisée.

[6Quand il s’agit de choisir entre une baisse des salaires des fonctionnaires et des retraites de 30 à 40 % ou un paiement de ces 30-40 % en « bons » nationaux, il n’y a pas photo.

[7Il existe des systèmes stables à double unité de compte comme le système monétaire chilien qui, par-delà le peso, monnaie de compte et de paiement, a également une unité de compte indexée utilisée pour les contrats longs (logements, retraites, etc.) – la unidad de fomento (UF). Cependant, cette dernière est une monnaie purement « imaginaire » qui ne circule pas en tant que moyen de paiement, tout contrat en UF étant réglé en pesos après conversion. En ce cas, il n’y a pas fragmentation de l’espace des paiements.

[8Les dévaluations n’apportent pas non plus de solution autre que partielle à ce problème. Car elles ne sont pas nécessairement efficaces pour réduire les déséquilibres extérieurs, surtout si elles impliquent un défaut sur les dettes souveraines entraînant des mesures de rétorsion.

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