Tirer des leçons de l’été grec

vendredi 20 novembre 2015, par Felipe Van Keirsbilck

Le réseau Alter Sommet a connu son premier rassemblement important à Athènes en juin 2013. La volonté était de passer de « conférences » anti-austéritaires [1], à une « force de changement » en Europe. Ambition probablement ajustée à la hauteur des défis que posait la dé-démocratisation rapide en cours, mais naturellement démesurée quant aux moyens réellement mobilisés. Le « Manifeste d’Athènes », publié alors, reste à nos yeux un texte politique utile pour décrire et hiérarchiser des possibilités pour la reconstruction d’une Europe « sociale, écologiste, féministe et démocratique » comme le proclame notre slogan. Mais trois années d’expérience montrent l’extrême difficulté de la constitution d’un rapport de forces réel qui articule capacités locales (ou nationales) de mobilisation populaire et objectifs politiques européens.

Le réseau Alter Sommet a connu son premier rassemblement important à Athènes en juin 2013. La volonté était de passer de « conférences » anti-austéritaires [2], à une « force de changement » en Europe. Ambition probablement ajustée à la hauteur des défis que posait la dé-démocratisation rapide en cours, mais naturellement démesurée quant aux moyens réellement mobilisés. Le « Manifeste d’Athènes », publié alors, reste à nos yeux un texte politique utile pour décrire et hiérarchiser des possibilités pour la reconstruction d’une Europe « sociale, écologiste, féministe et démocratique » comme le proclame notre slogan. Mais trois années d’expérience montrent l’extrême difficulté de la constitution d’un rapport de forces réel qui articule capacités locales (ou nationales) de mobilisation populaire et objectifs politiques européens.

Alter Sommet a joué un rôle de catalyseur dans la mise en place des mobilisations d’octobre, pensées durant le « printemps grec », mais réalisées après la tragédie de cet été qui aura probablement changé l’Europe pour longtemps. Un petit peu à l’écart de ceux qui se hâtent de donner des leçons à Alexis Tsipras ou aux camarades grecs, nous préférons chercher quelles leçons – y compris fort amères – il y a à tirer, non pas uniquement de la « nuit de la honte » qui a été abondamment commentée, mais des semaines qui l’ont précédée, et des mobilisations qui ont suivi. Et, sans engager le réseau, qui fera le point à Paris les 30 novembre et et 1er décembre 2015 et y définira sa stratégie d’action pour 2016, je m’avancerai à imaginer des perspectives possibles pour le mouvement social européen – ou ce qui en tient lieu...

I. Le dernier jour du printemps

À la veille du referendum du 5 juillet 2015 sur le plan d’austérité que l’Union européenne (UE) voulait imposer à la Grèce, des centaines de manifestations, convoquées à la hâte, ont réuni des milliers de citoyens, dans de nombreux pays d’Europe. Tantôt une centaine, tantôt plusieurs milliers de manifestants, portant un message simple et fort : le peuple grec a le droit de choisir, le droit de dire « OXI » à des politiques qui avaient prouvé leur toxicité – et contre lesquelles ce peuple avait voté. La tragique semaine qui a suivi a sans doute fait oublier ce flamboiement d’espoir et de solidarité du début de l’été. A fortiori aujourd’hui, à l’approche de l’hiver, c’est le découragement et l’amertume qui demeurent, puisque, derrière la crise de l’accueil des réfugiés qui occupe toute l’avant-scène, la victoire de Wolfgang Schäuble semble totale. Je voudrais cependant revenir un instant sur cette veille du 5 juillet ; sur les signes d’espoir – ceux qui ont fait long feu, et les rares qui ont survécu – et sur les marques de la profonde faiblesse du mouvement social européen, faiblesse occultée durant quelques jours par un enthousiasme trompeur, mais dont il ne faudrait pourtant pas tout oublier.

Vers un espace public européen ?

Parmi les signes d’espoir, je souligne ce que la mobilisation quasi spontanée de citoyens de partout sur un enjeu européen peut signifier sur la création d’un « espace commun ». Bien loin des jérémiades des représentants officiels de l’UE sur le « manque d’intérêt des citoyens pour l’Europe », et bien loin aussi de leurs poussives tentatives de « mieux expliquer le fonctionnement des institutions », des citoyens s’appropriaient les débats opposant un petit pays de la périphérie aux dirigeants de ces « institutions ».

Quand a-t-on vu que beaucoup de citoyens des 28 pays d’Europe connaissent le nom de ministres d’un des États, s’intéressent à des négociations de cet État avec l’UE, discutent des positions d’un premier ministre ou d’un ministre des finances... ? La question n’est pas de savoir si ces citoyens étaient d’accord entre eux, ou si leurs opinions nous convenaient ; c’est d’abord de remarquer qu’en discutant, ils créaient un espace commun, un préalable à une possible communauté politique.

Leçon 1 : rien ne sert d’expliquer cent fois des règles institutionnelles de l’UE ; ce sont des réponses à des questions que les gens ne se posent pas – et donc des réponses inutiles. Mais dans le conflit, quand chacun peut prendre parti, les rapports politiques et les règles qui les organisent deviennent de bonnes questions, et des questions communes. Loin du consensualisme de l’UE, c’est le conflit qui crée l’espace public. Merci aux Grecs...

La dramatisation de la crise grecque a donc accéléré la prise de conscience que les destins des citoyens européens sont liés. Elle a aussi démontré que les Européens peuvent se mobiliser nombreux, pour peu qu’ils soient face à une question claire – une question trop simple pour certains, ce qui amène à poser la question de la complexité à sa juste place : celle d’une question politique.

« Ce qui est simple est faux… et ce qui compliqué est inutilisable »

C’est à la lumière de cet aphorisme de P.Valéry que je voudrais tenter de tirer une deuxième leçon de cet été. Lorsque l’oligarchie de l’UE, il y a quelques années, à la faveur des effets dramatiques de la crise de 2008, a fait passer des mesures austéritaires d’une incroyable brutalité (comme le traité « Merkozy »), nous n’avons pas réussi à éveiller d’intérêt populaire. À moyen terme, pourtant, les conséquences de ces traités seront bien plus vastes que l’écrasement de la démocratie grecque. Pourtant, pour ce qui est de notre travail syndical en Belgique du moins, nous n’avons réussi à susciter qu’un très maigre intérêt public. C’est à peine si les parlementaires qui ont ratifié (sans les lire) ces traités successifs ont fait mine, par politesse sans doute, de s’intéresser à nos interpellations ; mais dans le grand public, rien.

Je ne propose pas de nous résigner à cet échec, et je n’ignore pas le singulier contre-exemple de la campagne française sur la « constitution européenne » en 2005, mais je propose de prendre sérieusement en considération l’hypothèse de la construction de la complexité comme stratégie délibérée de l’oligarchie. Les fanatiques du style Quatremer m’accuseront de complotisme (accusation stupide dans 99% des cas, et qui ne m’inquiétera donc pas trop) ; d’autres, moins serviles, objecteront à bon droit que la construction d’une entité politique supranationale demandait des institutions complexes. Je maintiendrai quant à moi que, si « la démocratie postule la compétence des incompétents », alors le refus d’organiser l’incompétence générale, et la formulation de questions politiques aussi simples que possibles, est une exigence pour les démocrates. Du moins si ce mot désigne ceux qui se donnent pour objectif la démocratisation permanente de la société, plutôt que ceux qui campent sur un respect légitimiste de l’ordre établi.

Y a-t-il de bonnes questions simples dans un monde objectivement complexe ?

On accuse réellement les partis d’extrême droite de poser des questions « simplistes » (« Y a-t-il trop d’étrangers chez nous ? »). Cette accusation manque totalement la cible ! Le problème de ces questions-là n’est pas (ou pas principalement) d’être trop simples, mais simplement d’être fausses. Le choix des bonnes questions (interroger plutôt

le pouvoir des multinationales que la menace des étrangers, par exemple) est évidemment une condition de base de la démocratie ; il en va de même de la définition, par les acteurs sociaux et non pas par les institutions, du niveau de complexité acceptable pour qu’il y ait, dans un espace public postulé, un débat utile et un engagement des citoyens. Il me semble frappant que les « experts » au service des institutions appliquent aux autres (à nous) une équation brutale dont ils s’exonèrent systématiquement. Pour nous, nous devrions accepter que le niveau de complexité des représentations et des formulations doit être égal à celui de la réalité et des institutions – donc forcément très élevé, vu la diversité du réel et vu les usines à gaz construites pour gérer l’UE. Mais quand eux sont à la manœuvre, des questions simples sont acceptables, et reçoivent des réponses simples (quel est le taux d’endettement acceptable pour un État ? 60 %. Et la solution au déficit budgétaire ? Privatiser. Etc.)

Leçon 2 : si nous voulons un engagement de citoyens – et pas seulement de militants professionnels – sur des enjeux européens, nous devons assumer, puisque de toute façon c’est un choix politique, la responsabilité de définir stratégiquement le niveau de complexité des questions et des propositions que nous formulons – ni trop bas, ni trop haut [3]. Aux accusations de simplistes et de populistes qui devraient suivre, l’indifférence serait une réponse suffisante.

Inventer une souveraineté pour aujourd’hui

Un dernier signal positif à conserver de ces mobilisations d’avant le 5 juillet : c’étaient des mobilisations à la fois « internationalistes » et « souverainistes » – au possible sens de ce dangereux mot, où la volonté du peuple, démocratiquement exprimée, devrait prévaloir sur les règles d’institutions ni élues ni contrôlées. Cette nouveauté-là (des dizaines de milliers d’Européens manifestant non pour leur souveraineté, mais pour celle des autres), et les importantes réflexions d’Étienne Balibar sur le concept de souveraineté dans ses « 10 thèses sur l’Europe », distinguant souveraineté nationale, étatique et démocratique [4], devraient nous aider à sortir du chantage exercé par nos adversaires, « si vous n’aimez pas l’Union Européenne, vous êtes souverainistes ; et si vous êtes souverainistes vous êtes comme Marine le Pen ».

Autour du 5 juillet 2015, j’étais de ceux qui se réjouissaient de l’affirmation par le peuple grec de sa souveraineté face à l’UE. Mais, quelques semaines plus tard, en Hongrie, V. Orban faisait à son tour usage de cette notion pour défendre son droit souverain à fermer les frontières, puis à tirer à vue sur les réfugiés. Qu’est-ce que la souveraineté ? La souveraineté de qui face à qui ? Qu’est-ce que la souveraineté des peuples dans l’UE d’aujourd’hui ? Qui peut légitimement la représenter ? Ce sont des débats pour une génération, probablement.

Je me limiterai à deux éléments frappants de cet été : la juxtaposition des exemples grec et hongrois indique que, posé de façon abstraite et générale, le concept de souveraineté veut dire tout et son contraire. Mieux vaut penser la souveraineté du peuple – dont la souveraineté nationale peut être un instrument – dans une situation historique précise, dans un conflit clairement identifié. Il est bien sûr possible – hélas – qu’un peuple défende, au nom de la pureté nationale, son droit souverain à fermer ses frontières devant l’arrivée des réfugiés. Mais cela n’est pas, ne peut pas être, sauf en trompeuse apparence, un combat de même ordre que celui d’un peuple qui se défend, au nom des droits humains fondamentaux, contre l’oppression par l’oligarchie financière européenne et mondiale. Défendre la souveraineté de façon abstraite, hors sol et hors vision politique, c’est risquer de défendre n’importe quoi.

La mémoire des décolonisations devrait rendre cette discussion plus claire ; qui pourrait douter qu’un combattant du FLN, durant la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, savait très clairement que ce mot signifiait indépendance vis-à-vis de l’impérialisme français ? Qui doutera, dans 50 ans, que la lutte des peuples d’Europe pour reconquérir leur souveraineté signifiait une lutte face à l’empire néolibéral, celui des multinationales et de la finance ? Mais nous ne sommes plus dans la géographie des luttes anticoloniales ; l’empire est à l’intérieur, et c’est lui qui gouverne.

S’ensuit le second élément qui me frappe : le gouffre entre l’aspiration des peuples à retrouver leur souveraineté et les institutions censées les représenter. Sur les places de dizaines de villes, le 5 juillet, c’étaient des Européens orphelins qui manifestaient. Les Européens, ce n’étaient pas les 28 chefs d’État barricadés à Bruxelles ; c’étaient eux ; la solidarité européenne qu’ils proclamaient et réalisaient, c’était celle d’un peuple sans État, et sans organisation capable de représenter cette aspiration. Il n’y a pas de FLN pour l’Europe... Les traités successifs ont construit toujours davantage « l’Europe » (lire : les institutions de l’UE) comme garante d’un ordre économique particulier, l’ordo-libéralisme. Ces institutions sont dès lors structurellement inaptes à représenter ou incarner une éventuelle volonté populaire de rompre avec cet ordre au plan européen.

Resteraient les États nationaux ? Au sein du jeu européen, on a vu ce qu’il est advenu de la tentative du gouvernement Tsipras 1... Et en quittant l’UE ? Hormis les proclamations électoralistes et passéistes des souverainistes de droite, y a-t-il des projets qui tiennent compte de ce qu’il y a d’irréversible dans le demi-siècle de transformation politique de l’Europe ? Dans le réseau Alter Sommet, nous avons toujours mis en avant, comme un de nos repères politiques de base dans ces périodes troublées, que les « crises » que nous affrontons sont des questions sociales et non des questions nationales. Nous avons d’emblée voulu répéter qu’il n’y avait pas de « crise grecque » ou de « crise espagnole », mais bien des manifestations en Grèce ou en Espagne d’une crise (profonde) du capitalisme européen.

Possible troisième leçon : nous ne pouvons en aucun cas abandonner à la droite et aux nostalgiques des bonnes vieilles frontières nationales l’aspiration des peuples à diriger leur destin souverainement. Mais nous devons alors trouver une façon de définir une souveraineté réelle, orientée vers l’avenir, face aux « empires » d’aujourd’hui. Et ce n’est pas des institutions (ni nationales, ni de l’UE) que nous pouvons attendre qu’elles incarnent cette aspiration à la souveraineté.

Cinq mois au balcon

J’irai plus rapidement sur ce qu’il y avait déjà de décourageant derrière l’énergie des mobilisations pour le 5 juillet : l’absence quasi totale des grandes organisations (syndicales, notamment), et de quasiment tous les partis sociaux-démocrates, préparant la trahison finale des chefs d’État « socialistes » une semaine plus tard.

À peu d’exceptions près, les grandes organisations syndicales en Europe n’ont pas pris fait et cause de façon active après le 25 janvier. On aurait pourtant pu s’attendre à ce qu’un gouvernement qui annonce vouloir remettre en place la concertation sociale et la libre négociation des salaires, restaurer la protection sociale et protéger les services publics suscite un vaste mouvement d’enthousiasme et de solidarité. Bien sûr, comme à toute chose en ce bas monde, il y avait des explications : chaque syndicat était aux prises avec ses urgences nationales. Il y avait aussi d’agréables prétextes : certains syndicats « ne font

pas de politique » ; d’autres remarquaient (avec soulagement ?) que la confédération interprofessionnelle grecque ne soutenait pas le gouvernement Tsipras et n’appelait aucunement à le soutenir. La CES préparait son congrès. Un gouvernement, le seul sans doute avant longtemps, s’avançait avec un programme très proche des résolutions de congrès de la majorité des syndicats : et on le laissa s’avancer seul.

Les partis sociaux-démocrates, insuffisamment instruits semble-t-il par le sort que Zeus (ou qui d’autre ?) a réservé au Pasok, attendaient que ça passe, qu’on en revienne à la tranquille alternance perpétuelle entre néo-libéraux et sociaux-libéraux. Quand les choses sont devenues brutales, les gouvernements Renzi et Hollande ont joué le rôle du good cop des films policiers : ils ont participé à l’écrasement d’un gouvernement élu, mais avec des mots gentils.

Bref, au soir du 5 juillet et de la très large victoire du « Oxi », nous pouvions nous réjouir du développement nouveau d’un « espace public européen » favorable à des mobilisations réelles autour d’une question politique simple, en apparence, question qu’on pouvait formuler comme la défense d’une souveraineté démocratique qui ne soit pas simplement une souveraineté nationale. Mais on pouvait déjà se désoler que ni les partis « socialistes », ni les grandes organisations de la gauche classique ne prennent position. Ou pas mieux qu’avec des communiqués de presse, comme si la guerre entre la Troïka et le gouvernement grec était une discussion de salon, où la force des arguments pouvait se passer de l’argument de la force...

II. La nuit de la honte

On ne sait que trop bien ce qu’il est advenu ensuite : pour forcer la capitulation d’un A. Tsipras qui revenait auréolé d’une victoire politique indiscutable, l’Eurogroupe n’a pas reculé devant un véritable acte de guerre, en asphyxiant le système bancaire grec.

Quatrième et brutale leçon : il est bon d’avoir raison, mais mieux vaut être cuirassé de défenses très concrètes qu’auréolé d’une juste gloire politique. Dans l’UE, la confrontation entre l’ordo-libéralisme de l’oligarchie et les aspirations démocratiques des peuples est définitivement passée du mode « débat » au mode « combat », et dans ce combat tous les coups seront permis.

Un des résultats immédiats de la capitulation forcée d’A. Tsipras – et qui pourrait douter que c’était aussi un objectif fondamental de Bruxelles et Francfort devant la montée d’une vague de sympathie pour la gauche radicale ? – a été la division et la désorganisation de la gauche en Europe. Dont nos mobilisations d’octobre (cf. ci-dessous) ont eu à souffrir également. En dehors de Grèce, où les effets d’appauvrissement et de précarisation se feront très brutalement sentir, cette division s’est hélas largement organisée autour d’une très mauvaise question : « qu’aurait dû faire Alexis Tsipras au bout de cette nuit du 13 juillet ? »

Il est certes légitime, en principe, d’interroger et de critiquer les choix d’un acteur stratégique à un moment crucial d’un conflit. Mais alors, pour la gauche anti-austéritaire européenne, poser la question de cette façon pose deux douloureux problèmes : la nuit du 13 juillet était-elle un moment stratégique ? Ou bien seulement un moment tragique, au sens théâtral du terme ? Tout n’était-il pas déjà joué ? Depuis quand exactement ? Second problème : Tsipras était bien évidemment un acteur crucial ; mais le laisser seul sous les projecteurs, en faire une sorte de héros puis de traître, qu’est-ce que cela dit de l’ensemble de la gauche européenne, non pas dans les jours enflammés du début juillet, mais tout au long des cinq courts mois de cette tentative désespérée ?

J’écris « désespérée », avec le recul confortable d’après la défaite, pour souligner à quel point beaucoup – et nous tous, sans doute – ont vécu ce printemps dans l’illusion qu’un petit pays pouvait partir en avant-garde du combat que nous menons tant bien que mal dans chacun de nos pays, et ouvrir une brèche dans la forteresse ordo-libérale. À votre gauche, Mesdames et Messieurs, la Grèce : 2 % du PIB de l’UE, 3 % de sa population, 50 ans d’une domination politique par deux partis hyper-corrompus, un appareil productif ravagé par la crise et les politiques monétaires de la BCE. À votre droite, la Troïka, l’oligarchie grecque, les multinationales, et tous les autres États de l’UE. Et les médias dominants-dominés.

Il arrive certes que David terrasse Goliath, mais cela se produit surtout dans les mythes. On s’en réjouit après la victoire inattendue, et on s’en réjouit d’autant plus quand cette victoire éclair dispense tout le peuple de livrer bataille lui-même. Et, quant aux nombreuses fois où un petit David, poussé en avant par ses frères et cousins, s’est tranquillement fait écraser comme une mouche... supposons que les grands récits les ont pudiquement oubliées.

Cinquième leçon : le changement radical dont l’UE a besoin ne se fera pas sans des basculements politiques nationaux ; mais ces basculements ne suffiront pas. Un mouvement social et politique [5] européen est nécessaire pour que les lueurs d’espoir nationales soient autre chose que des feux de paille successifs.

Faut-il alors conclure à l’échec pur et simple de l’expérience Tsipras 1 ? À mon avis, non. « Ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leurs chaînes » disait Rosa Luxemburg : en bougeant, en cherchant à sortir du cadre ordo-libéral, en faisant dire à J.-C. Juncker « il n’y a pas de démocratie contre les traités européens », le gouvernement Tsipras a fait voir les chaînes. Ses chaînes qui sont les nôtres : nous les sentirions, si nous (nos États) bougions. Si quelqu’un avait osé, il y a un an, comparer la réalité des États au sein de l’UE à la « souveraineté limitée » accordée à la Tchécoslovaquie par Moscou pendant que ses chars écrasaient le printemps de Prague, il serait passé pour excessif aux yeux de presque tout le monde. Maintenant, expérience (douloureusement) faite, cette comparaison semblera logique à beaucoup, qu’ils s’y résignent ou qu’ils s’en indignent.

III. Octobre tiède

Quand, en mars 2015, le réseau Alter Sommet a décidé de supporter un projet de « Marches européennes pour la dignité » qui convergeraient vers Bruxelles à l’automne, l’espoir bouillonnait à Athènes, et les perspectives d’un bouleversement politique en Espagne étaient prises au sérieux partout (et sans doute nulle part autant que dans le bureau de W. Schäuble). Notre conviction d’alors était simple : l’action du gouvernement grec allait conduire à un affrontement politique majeur dans l’UE ; nous voulions faire de cet affrontement une question européenne, pas un problème « national », et nous voulions apporter un plein soutien aux mouvements sociaux grecs, et aux politiques anti-austéritaires du gouvernement Tsipras.

Une impression de « maintenant ou jamais » prévalait. La montée de l’extrême droite, la fuite en avant néolibérale et sécuritaire, les effets de plus en plus sensibles des politiques antisociales justifiaient qu’un message clair soit adressé à l’UE. Ce message tenait en un seul mot : Basta ! Derrière ce mot, nous nous étions accordés à identifier cinq adversaires essentiels : la pauvreté, l’austérité, le TAFTA [6], les paradis fiscaux, et le racisme.

La convergence de deux modalités d’action nous semblait prometteuses : les camarades espagnols proposaient des « Marches » qui feraient étape et animeraient des débats locaux dans plusieurs dizaines de villes ; l’Alliance belge d19 proposait de refaire l’encerclement physique du Sommet européen à Bruxelles, lors de la convergence des Marches.

La mise en place tardive de l’organisation, l’implication trop faibles de réseaux nationaux, le coup de tonnerre du 13 juillet, l’absence persistante de plusieurs grandes organisations et le manque de connexions avec plusieurs pays (notamment d’Europe de l’Est) ont conduit ce qui devait être un grand mouvement populaire à se limiter à une série de rencontres intéressantes, et à des expressions de refus des politiques de l’UE claires, mais de faible ampleur – même s’il reste intéressant d’observer le gigantesque déploiement de forces autour du Sommet européen, face à moins de 2000 manifestants. Le réseau mettra ses évaluations en commun le 30 novembre 2015.

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’autisme total de la Commission et du Conseil. Les Marches ont, en Espagne, sur tout leur parcours et durant les trois journées de Bruxelles, mobilisé entre 8 et 10 000 personnes dans 35 villes. Parallèlement, la manif anti-TTIP de Berlin réunissait 250 000 personnes, juste après que la plus grosse pétition de l’histoire européenne (plus de 3 millions de signatures) eut été remise à la Commission. Réaction : néant [7]. La Commissaire Malmström continue son travail de représentante de commerce des multinationales ; la seule réponse à la montée du racisme dans plusieurs pays est d’hypertrophier Frontex et de tolérer que, 26 ans après la chute du Mur, des dizaines de murs encerclent et découpent l’Europe ; le premier anniversaire du scandale Luxleaks permet de mesurer qu’il n’y a pas, dans l’UE, de volonté de lutter vraiment contre les paradis fiscaux, etc.

IV. Quelles perspectives ?

On aimerait s’en sortir avec cette bonne vieille citation : « Ce n’est pas parce que c’est difficile que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas que c’est difficile. » Mais évidemment la réalité est bien pire : c’est difficile. Terriblement difficile. Et c’est rendu plus difficile encore parce que nous n’osons pas assez. Mais il ne suffira pas d’un grand coup d’audace. Que savons-nous ? Qu’avons-nous dans nos mains ? Que faire ?

Nous savons assez bien, je crois, ce que nous voulons in fine. Le Manifeste d’Athènes fait un assez large consensus autour de quatre perspectives centrales déclinées en demandes précises ; il mérite sans doute d’être complété par d’autres documents importants, notamment sur les questions de paix et d’armement, de migrations, de souveraineté alimentaire... Mais ce n’est pas au plan des grands objectifs que nous sommes démunis. Nous savons qu’un espace public de débat démocratique et un engagement populaire sont possibles, si nous sommes capables de formuler (et de maintenir, plus qu’une éphémère saison) les questions stratégiques dans des termes simples et clairs. Nous savons que le lien entre les luttes concrètes et quotidiennes (pour le revenu, le logement, l’eau publique, le droit à la santé) et les cadres politiques de l’UE ne saute pas aux yeux, que ce lien doit être construit et mis en évidence ; mais nous savons aussi que c’est dans les conflits que les citoyens peuvent s’approprier ce lien – si nous en faisons en travail prioritaire – et construire un « peuple d’Europe » susceptible de revendiquer une souveraineté pour aujourd’hui. Nous savons, hélas, que face à nous se trouvent des intérêts et des pouvoirs puissants, et qui ne reculeront pas devant des violences importantes, si nous sommes en position de faiblesse. Nous savons donc qu’il ne sera pas trop d’allier mouvements politiques, sociaux et syndicaux, d’allier de petites victoires nationales (le Portugal aujourd’hui ?) et des solidarités européennes.

Qu’avons-nous ? Un réseau : des dizaines d’organisations, des centaines de contacts dans 15 pays de l’UE, même si l’implication réelle des organisations est variable dans l’espace et dans le temps. D’autres réseaux ou mouvement voisins avec qui nous avons pris l’habitude de travailler. Des relations de confiance, une culture commune construite en trois ans. Une capacité organisationnelle faible encore, mais nous ne partons pas de rien. Un Manifeste, et des expériences instructives. Surtout, nous avons expérimenté un dispositif (les « Marches ») qui a prouvé son potentiel : là où l’étape est préparée à temps par un collectif local, le lien essentiel entre conflits local et logiques européennes peut se faire.

Que faire ? D’abord, selon moi, refuser que notre enthousiasme d’un printemps pour le changement en Grèce fasse place à une indifférence hostile aux combats qui continuent de s’y dérouler. Le droit à la négociation collective, la lutte contre la pauvreté (contre les politiques qui appauvrissent), le refus du fardeau de la dette restent des urgences en Grèce, et le « bel accord » du mois d’août pour un troisième plan « d’aide » montre ces jours-ci ses fissures. Demain peut-être, un gouvernement portugais prendra des mesures contre l’austérité : notre soutien sera-t-il concret ? Se limitera-t-il aux éventuels beaux jours, ou tiendra-t-il aussi après que les chars de Francfort aient – qui sait ? – rappelé à Lisbonne les limites de la souveraineté dans l’Europe réellement existante ?

Ensuite, élargir et approfondir le réseau. Peu importe qu’il s’appelle Alter Sommet ou autrement, mais les contacts réussis en octobre avec les marches espagnoles, avec les coordinations de migrants, avec l’impressionnant mouvement de l’eau en Irlande, etc., doivent être consolidés. Les bons contacts au sein des groupes GUE et Verts aussi ; et il faut chercher sans désespérer des dirigeants politiques sociaux-démocrates ou centristes qui se positionnent clairement contre l’austérité, qui osent dire le « Basta ! » que nous avons porté en octobre.

Deux mouvements importants pourraient être réalisés en 2016, si nous sommes capables d’en décider dans les prochaines semaines :

  • en termes de construction d’une coalition élargie, une grande conférence européenne, trois ans après Athènes, pourrait approfondir l’analyse commencée notamment par les ateliers du 16 octobre (les rapport seront publiés sous peu) et réunir mouvements et parties [8] autour d’une stratégie qui tienne compte des leçons résumées ci-dessus.
  • en termes de mobilisation, l’expérience au bilan mitigé des Marches 2015 pourrait être utilisée pour lancer des Marches 2016 beaucoup plus vastes – à une essentielle condition : qu’il y ait, autour de l’instrument et des objectifs politiques, un soutien réel dans plus de pays qu’en 2015, où l’énergie a surtout été espagnole, française et (un petit peu) belge et italienne.

Nous avons beaucoup plus de temps, et l’expérience : nous pouvons mettre l’Europe du « Oxi » et du « Basta ! » en marche. Il ne suffira pas d’oser pour que cela devienne facile ; mais nous n’avons pas d’autre choix que d’oser, que d’allier l’audace politique à une stratégie très bien réfléchie et à une infinie patience.

Notes

[1Les « Joint Social Conferences », nées dans le sillage des forums sociaux européens et associant mouvements sociaux et composantes progressistes du mouvement syndical.

[2Les « Joint Social Conferences », nées dans le sillage des forums sociaux européens et associant mouvements sociaux et composantes progressistes du mouvement syndical.

[3Einstein : « Everything should be made as simple as possible, but not simpler. »

[4Je ne peux résumer bien cette très utile analyse : voir l’article d’É. Balibar « Plus que jamais pour l’autre Europe, Thèses du 29 août 2015 », dans Écrits sur la Grèce, Points de vue européens, Éd. du Croquant, 2015.

[5« Social et politique » signifie aussi, ici, qu’un dialogue sérieux entre partis et organisations et mouvements de base est une condition nécessaire. Il peut sembler tentant de décréter d’en haut, à 3 ou 4, la naissance de l’alternative ; mais ce genre de court-circuit fait perdre du temps plutôt qu’en gagner.

[6TAFTA ou TTIP, pour parler bref. Bien sûr, il s’agit en toute première urgence du CETA, puis aussi du TISA, des accords bilatéraux criminels, des accords APE, etc.

[7Néant au niveau européen. Dans plusieurs pays, les mobilisations (anti TAFTA, notamment) perturbent les partis sociaux-démocrates voire centristes. Les « villes hors TTIP » se multiplient et se coordonnent, le président du Bundestag exprime des critiques claires contre l’absence de transparence dans les négociations...

[8Y compris peut-être le nouveau Labour ?

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