Europe et réfugiés : l’élargissement

vendredi 20 novembre 2015, par Etienne Balibar *

Après que les ministres des 28 pays membres de l’Union européenne, réunis le 14 septembre à Bruxelles en session extraordinaire, ont échoué à se mettre d’accord sur la mise en œuvre du plan de répartition proposé par la Commission européenne, ce plan – lui-même de toute façon insuffisant, étant donné le rythme auquel arrivent désormais les réfugiés, venant en particulier de Syrie – a été soutenu majoritairement par les députés au Parlement européen convoqué en urgence. Mais cette décision bienvenue n’entraîne aucun déblocage de la situation de crise qui s’aggrave de jour en jour. Le moment est venu de prendre la mesure de l’événement historique auquel est confrontée la « communauté » des nations européennes, et des contradictions que cet événement a mises au jour entre elles et au sein de chacune.

Étendant à l’Europe tout entière le pronostic que la Chancelière Angela Merkel a formulé : « ces événements vont changer notre pays », je dirai pour ma part : ils vont changer l’Europe. Mais dans quel sens ? La question n’est peut-être pas encore tranchée, bien qu’elle puisse l’être rapidement. Nous entrons dans une zone de fluctuations brutales, où il faut faire preuve de lucidité autant que de résolution.

Ce qui est en train de se produire, c’est en fait un élargissement de l’Union, et de la construction européenne elle-même. Mais à la différence des précédents « élargissements », voulus ou acceptés par des États, préparés par des négociations et sanctionnés par des traités, celui-ci est imposé par les événements dans le cadre d’un « état d’exception », et il ne fait pas l’unanimité. Plus encore que les précédents, par conséquent, il va se heurter à des difficultés, et il va provoquer des affrontements politiques, dont l’issue n’est aucunement garantie. Surtout, cet élargissement est paradoxal, parce qu’il n’est pas territorial (même s’il comporte des implications territoriales) mais démographique : ce qui « entre dans l’Europe » en ce moment (et qui, pour une part importante, devra y être « intégré »), ce ne sont pas de nouveaux États, ce sont des hommes, des femmes et des enfants. Ce sont des citoyens européens virtuels. Essentiellement humain, cet élargissement est aussi moral : c’est un élargissement de la « définition » de l’Europe, depuis l’idée qu’elle se fait d’elle-même jusqu’aux intérêts qu’elle défend et aux objectifs qu’elle s’assigne. La conjonction de toutes ces dimensions nous conduit à la notion d’un élargissement politique, qui va révolutionner les droits et obligations des pays membres. Naturellement, il peut échouer, mais alors la construction européenne elle-même a peu de chances d’y résister (et notamment certains des précédents élargissements se déferont). C’est pourquoi beaucoup en Europe (y compris dans sa classe politique) parlent aujourd’hui d’une épreuve de vérité.

Que la situation matérielle et morale créée par l’afflux de réfugiés remontant de la Turquie, de la Grèce, de la Macédoine, de l’Italie vers les pays du centre et du nord de l’Europe (en particulier l’Allemagne et la Suède, les nations les plus accueillantes), ou cherchant à gagner l’Angleterre, à travers la Hongrie, l’Autriche et la France, soit une situation « exceptionnelle », c’est l’évidence. Mais pourquoi parler d’un état d’exception, notion chargée de redoutables significations juridiques et politiques, évoquant des moments de vacillation du cadre institutionnel de la vie sociale et de tremblement de l’identité collective des peuples ? J’invoquerai trois raisons au moins.

La première, c’est que, de facto, un pan important de la constitution européenne (un de ses « piliers ») a cessé de fonctionner : les accords de Schengen complétés par les règlements de Dublin (I, II et III). Cette suspension était acquise dès que le gouvernement allemand a déclaré qu’il n’appliquerait pas aux réfugiés syriens la règle de l’immatriculation dans le pays d’arrivée au sein de la zone Schengen. La décision du 13 septembre de fermer à nouveau la frontière avec l’Autriche, en raison du débordement des capacités d’accueil de l’Allemagne et du refus ou de la mauvaise volonté des autres pays européens, n’y change rien, bien au contraire. Elle manifeste que l’ouverture et la fermeture des frontières « intérieures » de l’Europe est l’objet de décisions arbitraires des États, et que la liberté de circulation est suspendue.

La deuxième raison, c’est que le « problème migratoire » de l’Europe est totalement imbriqué dans l’état de guerre du Moyen-Orient, qui s’étend de l’Afghanistan à l’Afrique du Nord (avec son épicentre en Syrie et en Irak), et constitue la source principale de l’afflux des réfugiés. Or, il s’agit d’une guerre civile généralisée, en partie créée et constamment aggravée par des interventions extérieures, d’une cruauté et d’une capacité de destruction sans équivalent depuis la Deuxième Guerre mondiale dans notre région du monde, qui a acquis une dynamique propre. On ne pourra pas l’arrêter dans l’immédiat (surtout par des frappes comme celles que pratiquent les États-Unis et, plus modestement, la France et l’Angleterre). Le nombre des victimes et des réfugiés qu’elle engendre ira donc croissant. Momentanément concentré dans les pays « tampons » (la Turquie, la Jordanie, le Liban, la Tunisie), l’exode a commencé de les déborder et menace de les faire exploser. L’espace affecté par cette contagion de la guerre englobe toute l’Europe (y compris bien sûr à travers les risques de diffusion du terrorisme, qui ne peuvent pas ne pas interférer avec la « police » des migrations, dans l’imagination et dans la réalité).

Enfin on peut parler d’état d’exception parce que, plus encore que d’autres facteurs de conflit idéologique et politique aigu en Europe (comme les politiques d’austérité), la crise migratoire est en train de briser le consensus sur les « valeurs » constitutives de l’État démocratique, ce qui débouche sur une confrontation de l’Europe avec elle-même, susceptible, dans certains pays au moins, de prendre des formes violentes. Tous ces aspects sont évidemment liés entre eux.

Insérons ici quelques remarques sur l’action de la Chancelière fédérale allemande, Angela Merkel, depuis l’explosion de la crise à la fin du mois d’août. Elle aura joué un rôle déterminant dans la définition de son caractère politique. C’est elle, en effet, qui, tout en essayant d’en conserver le contrôle (qui est peut-être en train de lui échapper), a déclaré l’état d’exception en prenant des mesures unilatérales. Surtout, c’est elle qui – à travers l’accueil d’une immense Völkerwanderung (migration de peuples) de victimes de guerre et de persécutions – lui a donné pour enjeu une refondation de nos États de droit et une confrontation excluant toute tolérance pour les courants xénophobes et racistes. Ceux (dont je suis) qui réprouvent absolument la façon dont la Chancelière Merkel a piloté l’imposition par l’Allemagne à toute l’Europe des politiques d’austérité, et particulièrement l’humiliation et l’expropriation de la Grèce, doivent savoir aujourd’hui reconnaître la valeur de son action, et le dire. Cela prouve la complexité des réalités politiques, qui ne se laissent pas lire à travers les lunettes de l’idéologie. Naturellement, Merkel n’a pas agi seule : elle a interprété l’élan de solidarité d’une partie significative de la société allemande (en prenant le risque d’en affronter une autre qui, maintenant, commence à se faire entendre). On peut, comme l’ont fait certains, supposer que, ce faisant, elle suivait les intérêts bien compris de l’économie allemande, qui a besoin de renfort démographique et de force de travail qualifiée (abondante parmi les réfugiés), en allant contre les préjugés xénophobes et en se souvenant du bénéfice que son pays avait tiré naguère de l’apport d’autres réfugiés. On peut même imaginer que « Merkiavelli » (comme l’appelait le sociologue Ulrich Beck) a vu une occasion à saisir pour redresser l’image d’inhumanité que lui avait valu le « règlement » de la crise grecque. Mais toutes ces explications sont courtes, et surtout elles sont incapables de saisir l’effet objectif de la décision de Merkel, qui transforme les données du problème constitutionnel en Europe et intensifie le conflit latent sur l’identité européenne, aussi bien du point de vue du régime social que du point de vue culturel. Il se peut (j’en doute) que Merkel, agissant « en conscience », n’ait pas compris d’emblée jusqu’où elle s’engageait (et nous avec elle) : l’important c’est qu’elle ait franchi un point de non-retour dont il lui faut maintenant assumer les conséquences et défendre la signification. Hic Rhodus, hic salta. (Voici Rhodes, saute) [1].

J’énumérerai quatre ordres de conséquences majeures. Les premières concernent la gestion des frontières  de l’Europe, mais aussi leur tracé et leur rapport à la souveraineté nationale. L’accord de Schengen reposait sur la supposition bâtarde qu’on peut « mettre en commun » la fonction de surveillance des entrées et sorties dans l’espace communautaire, tout en continuant de tenir les États pour souverains et responsables des individus qui se trouvent sur leur « propre » territoire, au point de vue de la sécurité ou de la protection. D’où la situation catastrophique à laquelle doivent faire face l’Italie, la Grèce, ou même la Hongrie, cependant que les autres États européens, gouvernés par le sacro egoismo, détournent le regard ou se barricadent. D’autre part, l’Union européenne – au travers de ses « élargissements » sélectifs – avait cherché à maintenir à la fois l’idée qu’elle a vocation à s’incorporer toutes les nations européennes (du moins à l’ouest d’une certaine ligne de « civilisation », dont on voit bien toute la fragilité avec la guerre ukrainienne), et l’idée que son membership comporte des conditions d’adhésion à faire observer (plus ou moins strictement…). D’où la situation d’enclave anachronique dans laquelle se trouvent aujourd’hui certains pays de l’ancienne Yougoslavie (comme la Serbie et la Macédoine) qui subissent de plein fouet la pression des mouvements de réfugiés, et constituent les portes d’accès au cœur de l’Europe. Cette situation est intenable du point de vue sécuritaire autant qu’humanitaire : il faudra ou bien que les pays balkaniques soient incorporés à l’Europe comme des participants de plein droit, et des bénéficiaires de son aide, ou bien que l’Europe abolisse les procédures de sécurité communautaires, au moment où pourtant celles-ci deviennent un enjeu central de son « gouvernement ».

Mais plus généralement (comme j’ai eu l’occasion de le soutenir ailleurs), il va apparaître que l’Europe « n’a » pas de frontières au sens classique : ni des frontières qui lui soient propres, ni des frontières qui soient celles de ses nations constituantes. Bien plutôt, elle est elle-même une « frontière » d’un type nouveau propre à la globalisation, un Borderland  ou un complexe d’institutions et de dispositifs de sécurité étendus sur tout son territoire de façon à « réguler » les mouvements de population (et en particulier ceux qui s’effectuent entre le « Nord » et le « Sud »), d’une façon qui peut-être plus ou moins discriminatoire, donc plus ou moins violente, plus ou moins démocratiquement fixée et contrôlée. [2]

D’où la deuxième série de conséquences : elles concernent les régimes migratoires que l’Europe cherche à limiter, mais surtout à définir juridiquement et politiquement, en évitant d’apparaître comme un « Einwanderungskontinent (continent d’immigration) », ce qui est aussi une façon (négative) de se définir elle-même. Je laisserai ici de côté, malgré son intérêt, la controverse soulevée par la chaîne Al Jazeera, lorsqu’elle a décidé de prohiber l’usage du terme « migrant ». Dans la polémique actuelle sur l’instauration de « quotas » pour la répartition des réfugiés en Europe, l’Allemagne et la Commission européenne s’accrochent de toutes leurs forces à la distinction des « réfugiés » et des « migrants économiques ». Elles le font à la fois pour se concilier l’opinion publique (favorable aux premiers et largement hostile aux seconds) et pour maintenir une différence de traitement administratif entre les arrivants, faute de quoi il n’y aurait plus, apparemment, qu’à décréter l’abolition des frontières (« Tür und Tor öffnen » (portes ouvertes), écrit la Frankfurter Allgemeine Zeitung) [3]. Je ne dirai pas, pour ma part, que cette distinction n’ait aucun sens, même si la première catégorie définit un statut en droit international (ce pourquoi beaucoup d’associations de secours aux réfugiés lui sont attachées), ce qui n’est pas du tout le cas de la seconde. [4] Il n’y a pas de « statut du migrant » dans le monde d’aujourd’hui, seulement un traitement « biopolitique », comme dirait Foucault. Mais on voit bien, dans la situation actuelle, que la différence est sociologiquement arbitraire, puisque la mondialisation « sauvage » tend à transformer les zones de paupérisation en zones de guerre et réciproquement. Ce sont des zones de mort surdéterminées, que leurs habitants fuient en masse, au risque de tout perdre. Et surtout on se demande par quels moyens, sinon de nouvelles violences à grande échelle, l’Union européenne va mettre à exécution une politique de « renvoi » des arrivants exclus de « l’accueil ». Ce qui n’a pas fonctionné à l’échelle individuelle, depuis des décennies, n’a aucune chance de fonctionner à l’échelle de masse. Ou alors ceux qu’on renverra comme migrants « économiques » tomberont dans des réseaux de camps de concentration qui en feront des « réfugiés ». Autre mécanique perverse de l’état d’exception.

À l’opposé des conditions de réfugié ou de migrant « indésirables », ballottés de frontière en frontière ou de camp en camp, quelle perspective s’ouvre donc à ceux que la guerre ou la misère chasse aujourd’hui vers l’Europe et qui y parviennent au péril de leur vie (en laissant beaucoup des leurs sur le carreau) ? Que doit leur offrir l’Europe ? Ce ne peut être que l’accès à la citoyenneté européenne. Il va donc falloir que cette dernière notion enfin prenne corps, ou sorte des limbes dans lesquelles elle est maintenue par le refus des États d’ouvrir la voie à la supranationalité. En posant au début de cet article qu’on assiste à un élargissement démographique de l’Union européenne, c’est cette perspective que je voulais indiquer. Il doit s’agir d’une perspective réglée, normalisée, mais elle est inéluctable. Chacun sait que les réfugiés n’arrivent pas en ce moment pour repartir : en tout cas pas tous et pas avant très longtemps. Si l’on ne veut pas créer une nouvelle population de déclassés, exposés à toutes les persécutions et aux déviances de la marginalité (pensons aux Roms, aux « clandestins »), ou une population d’étrangers relégués dans l’exil intérieur sur plusieurs générations (pensons aux camps palestiniens du Moyen-Orient), il faut ouvrir largement la possibilité de l’intégration, c’est-à-dire du travail, des droits sociaux et des droits culturels égaux. Mais la clé de tous ces droits et de leur possession « légitime », envers et contre les stigmatisations racistes, c’est la citoyenneté (ou comme je l’avais dit ailleurs, la concitoyenneté). [5] Comme le problème est nouveau à cette échelle, et dans ce genre de circonstances (ni identifiable à celui des Vertriebenen ou « personnes déplacées » de la Deuxième Guerre mondiale, ni à celui des réfugiés hongrois après 1956, ou des « pieds-noirs » franco-algériens après 1962, ou des boat people de 1978-79…), il faut inventer de nouvelles modalités et de nouvelles perspectives d’accès à la citoyenneté, proprement européennes, qui du même coup en modifient la définition. Idéalement, j’en vois deux : la première serait de créer, à côté de l’accès à la citoyenneté par voie de citoyenneté nationale telle qu’elle existe aujourd’hui (on est « citoyen européen » parce qu’on est citoyen français, allemand, polonais, grec…), un accès direct relevant d’une « nationalité fédérale ». C’est ce qui avait existé (mais par choix personnel) dans des États fédéraux comme l’ex-Yougoslavie. Si cette proposition paraît trop subversive ou trop risquée (puisqu’elle contribuerait aussi à singulariser les réfugiés et leurs descendants, aussi longtemps que la nationalité reste la « carte d’entrée » dans la citoyenneté européenne pour la majorité d’entre nous), il reste une autre possibilité qui est plus limitée mais sans doute meilleure : celle qui consiste, par une directive s’imposant aux États membres, à généraliser le « ius soli » (droit du sol) dans toute l’Union européenne (à l’exemple de ce que viennent de décréter les Grecs). [6] De cette façon, l’avenir des enfants de réfugiés à naître sera garanti, et l’on sait que cette perspective est l’un des plus puissants facteurs d’intégration des parents eux-mêmes. Elle fait partie de la « dignité » et de la « sécurité ». Il conviendrait évidemment de la combiner avec la reconnaissance généralisée de la double nationalité, car proposer aux réfugiés de s’intégrer n’implique pas – sauf dans les obsessions des xénophobes militants – qu’on leur demande de rompre avec leur histoire et leur pays d’origine, même s’ils en ont été arrachés de façon traumatique.

Enfin, la décision de l’Allemagne d’accueillir les réfugiés, créant l’état d’exception qui nous entraîne vers l’élargissement « démographique », entraîne pour l’Europe entière un quatrième ordre de « conséquences » : des conséquences économiques structurelles. On insiste sur les perspectives de transformation du marché du travail, et il est vrai qu’elles sont importantes, mais on commence aussi à parler du coût de l’accueil et de l’intégration des réfugiés, des aides communautaires nécessaires pour que certains pays européens puissent faire face aux charges du sauvetage, de l’enregistrement et du transfert (avant tout la Grèce, l’Italie, en général les pays du Sud méditerranéen, qui ne sont pas les plus riches, ou qui ont été les principales victimes des politiques d’austérité), et des subventions qui constituent la contrepartie logique de l’imposition des « quotas d’accueil » (c’est pourquoi, toute aussi logiquement, la Hongrie qui refuse énergiquement les quotas ne veut pas non plus des subventions – mais accepte les fonds de secours).

Ce qu’il faut dire, en réalité, c’est que l’ouverture de l’Europe aux réfugiés implique à court terme un changement de doctrine et de politique économique qui contredit son « régime » actuel. En chiffres absolus, les réfugiés ne représentent qu’une proportion minime de la population européenne (c’est l’équivalent d’une toute petite nation de plus). Mais ils manquent de tout, et ils seront pendant longtemps encore à la charge de certaines municipalités, de certaines régions, de certains pays qui n’y sont pas préparés ou font face eux-mêmes à des difficultés économiques et financières réelles. On veut répartir également (ou équitablement) une charge commune entre des pays que les politiques d’austérité et de concurrence « non faussée » ont poussés vers l’inégalité. Il faut donc inverser la tendance néolibérale, augmenter le budget de l’UE de façon significative (à charge commune, budget commun), lancer un « plan » d’intégration à l’échelle européenne (logement, éducation, emplois), promouvoir la solidarité entre les États et construire en commun une nouvelle société, en veillant en particulier à ce que l’intégration des réfugiés sur le marché du travail ne se fasse pas au détriment des « vieux Européens », ou inversement – recette assurée pour la xénophobie et les troubles sociaux. Mais cette planification, ou simplement cette organisation du partage des tâches, va exiger (ou accélérer) à son tour des changements de politique monétaire, des progrès de la construction « fédérale », qui peuvent être soit démocratiquement décidés et appliqués (ce qui leur donne une chance de réussir), soit technocratiquement imposés (ce qui conduit sûrement à l’échec). On va commencer à comprendre que, pour que l’Europe soit en mesure de remplir la tâche qui, soudain, lui incombe, il faut une autre Europe, une Europe qui se « transforme », voire qui change de forme politique.

Rien de tout cela, bien sûr, ne peut se faire spontanément, ni dans l’unanimité. L’état d’exception migratoire fait éclater sous nos yeux les contradictions intra-européennes que recouvrait tant bien que mal l’idéologie de « l’intérêt commun » et des « normes communes ». Et la perspective du nouvel élargissement suscite de violentes résistances, qui se transforment d’heure en heure en un « front du refus » politiquement organisé. Le point sur lequel on disserte le plus – à cause du blocage qu’il provoque dans le mécanisme « mixte » de la gouvernance européenne, partagée entre une forme pseudo-fédérale donnant des pouvoir étendus à la Commission (au moins en apparence), et une forme confédérale dans laquelle l’instance décisionnelle est le Conseil des gouvernements où même les plus petits États ont un droit de veto – c’est le fossé qui s’est creusé (ou qui s’est révélé) entre « l’ancienne Europe » (à l’Ouest) et la « nouvelle » (à l’Est) : on a proposé toutes sortes d’explications économiques, culturelles, historiques, politiques qui ont leur niveau de validité. [7] Mais le fait est que le « refus » vient des Pays-Bas ou du Danemark aussi bien que de Pologne ou de Slovaquie, sans parler du Royaume-Uni ou même de la France, laquelle s’est ralliée tardivement à l’idée de quotas contraignants, tout en essayant d’en minimiser les obligations. En réalité le clivage le plus révélateur, celui qui sépare véritablement deux « Europes », ou deux politiques pour l’Europe, traverse tous les pays, même si c’est suivant des proportions et dans des rapports de forces différents. Il est certes remarquable (« miraculeux », ont dit certains journaux) [8] qu’une grande partie de la population allemande se soit portée au secours des réfugiés syriens, dans une convergence significative avec la décision de la Chancelière. Mais il est tout aussi significatif que les chefs de la CSU, pilier de sa coalition gouvernementale et « parti-frère » de la CDU qu’elle dirige, se soient ouvertement désolidarisés de sa politique, allant jusqu’à conclure une alliance avec Viktor Orban, le chef du gouvernement hongrois, qui érige à sa frontière sud une barrière de béton et de lames de rasoir, et que la Frankfurter Allgemeine Zeitung ait publié un éditorial pour énoncer que « les pays de l’Est ont raison ». [9] Depuis la fermeture « provisoire » de la frontière avec l’Autriche, les mêmes se félicitent ouvertement d’un « recul sans précédent » de la chancelière, s’ils ne vont pas jusqu’à souhaiter explicitement sa démission. En réalité, ce qui est en voie de constitution en Europe, c’est un front transnational du refus des réfugiés, dont les groupes ouvertement racistes et violents ne sont que la pointe extrême, et dont l’argumentaire oscille entre l’utilitarisme (« nous n’avons pas la place ») et l’idéologie identitaire (un afflux de musulmans menace de dénaturer l’Europe chrétienne, ou laïque, suivant les pays) et sécuritaire (ils cachent parmi eux des jihadistes). Sans doute allons-nous assister pour la première fois à ce qui jusqu’à présent avait toujours échoué en raison des rivalités et des nationalismes : l’émergence d’un « parti » populiste xénophobe, anti-immigrés et anti-réfugiés, unifié en Europe. Par contrecoup, il apparaît que l’Europe de la solidarité ne pourra pas faire l’économie d’une lutte politique déterminée, fondée sur des alliances nouvelles : une lutte qui commence avec la condamnation intransigeante des violences contre les migrants, et qui se poursuit avec la revendication des conditions de l’accueil, que j’ai évoquées ci-dessus. C’est cette lutte, si elle est vraiment menée, qui « transformera » le plus profondément l’Union européenne. Mais elle n’est pas gagnée d’avance, c’est le moins qu’on puisse dire. Vu de France, où le Front national a contaminé toute la vie politique, on peut même dire qu’elle sera très difficile. Elle ne peut pourtant être éludée, car la « cause des réfugiés », si elle ne progresse pas dans l’opinion et dans les institutions, reculera très vite et très brutalement.

Une telle lutte a besoin d’une forte légitimité : dans chaque pays et dans toute l’Union. Or, la seule qui, en dernière analyse, soit capable de neutraliser les résistances, c’est la légitimité démocratique, majoritairement exprimée par les citoyens et leurs représentants à tous les niveaux, depuis les collectivités locales jusqu’aux nations et dans les instances européennes. Seule également la volonté politique des peuples européens permettra à l’Allemagne de passer de l’initiative unilatérale, imposée par les circonstances et favorisée par sa « moralité » propre [10], à la solidarité communautaire sans laquelle, malgré sa richesse et sa détermination, elle ne pourra pas « y arriver » (« wir schaffen es doch nicht ! » , nous ne le faisons pas encore). Il est décisif que, pour la première fois aussi clairement depuis la réunification des années 1990, la République fédérale ait à nouveau besoin de la solidarité des autres pays européens : pour elle-même, et dans l’intérêt de tous. Mais il faut en construire (ou en reconstruire) la possibilité. Car l’Allemagne, en raison de la façon dont elle a exercé son hégémonie en Europe dans la dernière période, n’est pas bien placée pour provoquer l’émulation et susciter les contributions des autres peuples. Et, de leur côté, les autres gouvernements, même lorsqu’ils ont promis leur soutien, ne manifestent aucun empressement à prendre leur part du fardeau et à interpeller leurs opinions publiques, quand ils ne jouent pas en fait un double jeu (comme la France). Ce qui risque d’entraîner à brève échéance, par contrecoup, l’amertume et le découragement des citoyens allemands et autrichiens qui se sont portés au secours des réfugiés. Dans le moment où, sur les côtes de Grèce et d’Italie comme sur les routes des Balkans et des Alpes, de nouveaux drames se jouent et se préparent, il faudrait à la fois des décisions immédiates, diplomatiques, financières et humanitaires, et des projections à long terme pour envisager l’intégration des arrivants. Au lieu de quoi nous avons un concours d’égoïsmes et une cacophonie sur la « police des frontières » et les « politiques migratoires ». Il est grand temps que, dans chaque pays, tous ceux qui comprennent l’importance, les dangers et les potentialités du moment dans lequel nous nous trouvons redoublent d’efforts pour imposer l’unité, la et l’hospitalité.

Texte publié dans Mediapart le 15 septembre 2015, mis à jour le 19 septembre. Une version écourtée paraît dans Die Zeit de Hambourg.

Notes

[1Formule de défi tirée d’une fable d’Esope, lancée à un athlète qui se vantait d’avoir fait un saut extraordinaire.

[2Etienne Balibar, « L’Europe-frontière et le « défi migratoire », Vacarme, octobre 2015 (version anglaise : « Borderland Europe and the Challenge of Migration »).

[311-09-2015.

[4Danièle Lochak, « Il faut supprimer le dispositif Dublin mais surtout supprimer Frontex », Libération, 10 juin 2015.

[5E. Balibar : « Sujets ou citoyens ? Pour l’égalité » (1984), réédité dans Les frontières de la démocratie, La Découverte, Paris, 1992.

[619 États européens sur 33 ont aujourd’hui adopté le ius soli.

[7Voir par exemple Jacques Rupnik : « Migrants : L’autre Europe face à ses contradictions », Le Monde, 2 septembre 2015.

[8Josef Joffe, « Das deutsche Wunder », Die Zeit, n° 37, 12 septembre 2015.

[9Karl-Peter Schwartz, « EU-Flûchtlingspolitike : Osteuropa hat recht », FAZ, 11 septembre 2015.

[10Giannis Varoufakis : “On German Moral Leadership”

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