Métamorphose de la figure de l’autre dans la civilisation globale

Extrait de La guerre des civilisations n’aura pas lieu. Coexistence et violence au XXIe siècle(CNRS Édition, janvier 2016).
mardi 29 mars 2016, par Raphaël Liogier *

Il est faux de prétendre que le XXIe siècle connaît une recrudescence de conflits, que le monde est moins sûr que jadis, que l’humanité se diffracte plus que jamais. Concernant les conflits frontaux eux-mêmes, en 1991 on comptait treize conflits majeurs de par le monde (plus de 1 000 morts par an) et cinquante et un conflits mineurs (entre 25 et 999 morts par an). En 2013, on ne comptait plus que trois conflits mineurs et six conflits majeurs (Afghanistan, Pakistan, Irak, Syrie, Somalie, Égypte), auxquels il faudra ajouter en 2014 les conflits palestinien et ukrainien. Mais le phénomène majeur est l’essor de nouveaux acteurs non étatiques – non attachés à une nation particulière – sur la scène planétaire.

D’une part, la multiplication et la diversification des acteurs non étatiques universalistes : les ONG (organisations non gouvernementales) généralistes (humanitaires en général) ou spécialisées dans l’éducation, la santé, l’enfance, la malnutrition, le dialogue interreligieux, l’agriculture, l’écologie, les droits des détenus. D’autre part, le développement d’acteurs non étatiques gris : réseaux terroristes, mafias, groupes fondamentalistes. Ces nouveaux acteurs ont transformé la scène de la guerre, qui ne se déroule plus strictement entre des États-nations clairement définis. Dans les guerres du troisième millénaire, ces derniers restent des acteurs majeurs mais parmi d’autres.

Même si certaines frontières ont pu se refermer, certains États se rétracter, ces fermetures et rétractations nationalistes (et identitaristes) ne sont que des réactions, parfois explosives, et donc bruyantes et très remarquées, à un processus plus profond et inexorable d’effacement de la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Deux types de violences particulières se développent : l’ethnonationalisme et le terrorisme. Elles ont plusieurs causes. Tout d’abord, l’incertitude de « nos » identités collectives. Si l’Europe est touchée de plein fouet par une telle incertitude, qui a entraîné des politiques discriminatoires à l’encontre de certaines minorités ethnoculturelles, nous sommes évidemment encore loin de la réaction ethnocidaire à laquelle on a assisté au Rwanda. Le glissement européen vers des politiques publiques discriminatoires est tout de même préoccupant ; il passe par trois phases :

  1. viser certains groupes de population comme marginaux, exceptionnels, différents (non seulement les musulmans, mais parfois les Roms ou même les homosexuels) ;
  2. démoniser ces groupes, inciter la population à les rejeter par un discours sur leur dangerosité, sur leurs intentions malignes ;
  3. mettre en place des mesures de privation de droit [1].

Cette violence collective, qui peut devenir violence d’État, s’alimente au rêve brisé (à cause de l’intensification de la mobilité planétaire !) d’une homogénéité ethnique, religieuse, nationale et culturelle. La difficulté croissante à distinguer entre « eux » et « nous » – d’abord parce qu’« eux » sont parmi « nous », mêlés inextricablement à nous – induit l’angoisse nostalgique de l’identité perdue. L’autre cause de ces deux types de violences (ethnonationalisme et terrorisme) est l’angoisse de l’incomplétude, de ne pas réussir à réaliser une totalité pure, ainsi que l’a bien vu Appadurai [2]. Nous revenons au rejet de l’hybridation, pourtant inhérente à la globalisation, que j’évoquais dans un chapitre précédent. Le sentiment d’incertitude doublé de celui de l’incomplétude se cristallise sous la forme d’identités prédatrices, prêtes à se mobiliser contre tout ce qui les menacerait, réellement ou illusoirement. Le conflit israélo-palestinien illustre bien cette quête éperdue d’un État ethnonational homogène [3] qui serait empêché, encerclé, pénétré par les « autres », les Palestiniens, qui sont en l’occurrence pourtant objectivement beaucoup plus faibles.

L’autre incertain

Si le XXe siècle a été hanté par les mouvements de masse, Appadurai a certainement encore raison de souligner que c’est l’angoisse des petits nombres qui caractérise le XXIe siècle. Mais il faut aller plus loin. C’est ce qui est petit, pas seulement par le nombre, mais par la qualité, autrement dit ce qui est fragile, non institué, peu visible qui effraie. La double violence, qui se répond en miroir, celle qui vise les minorités et celle des minorités, est directement alimentée par cette angoisse du fragile, du petit, du non-institué, finalement de l’invisible et de l’infiltrant. Parce que dans le village global, via la télé-connexion tous azimuts, règnent à la fois la transparence sans limite et l’anonymat insondable. Tout peut être vu, mais chacun peut se cacher derrière une multitude d’identités (par exemple derrière les masques des avatars dans les jeux en ligne, derrière des logos dans les forums). L’information fuse dans tous les sens, partout et nulle part. On ne sait plus où est vraiment notre interlocuteur internet et qui est vraiment notre voisin. C’est aussi cela l’incertitude. Celui qui a l’air lointain peut être tout près. Celui qui a l’air si près peut être à l’autre bout du monde. Celui qui a l’air faible peut être en réalité un terroriste, appartenir à un puissant réseau. Sa fragilité pourrait n’être que le masque de sa puissance. Un voisin frustré peut vouloir se venger d’une déception, en restant anonyme et en mobilisant un réseau. Le réseau est un nouvel objet de culte et à la fois d’angoisse, symbole de puissance comme de contrôle, d’omniprésence et pourtant d’absence, d’anonymat, de liberté et pourtant de contrainte.

L’altérité n’est plus rejetée seulement en tant qu’elle est autre, étrangère, différente, mais parce qu’elle est incertaine, parce qu’on ne peut jamais savoir de quelle altérité il s’agit vraiment : est-ce seulement un musulman, ou un jihadiste, seulement un bouddhiste, ou le membre d’une secte dangereuse, seulement un juif, ou le soutien d’un groupe sioniste, est-ce seulement un homme d’affaires, un sportif, un cadre d’entreprise, ou autre chose ? Quels sont ses autres identités, ses autres liens, ses autres appartenances ? Appartient-il à d’autres environnements, d’autres groupes, a-t-il d’autres intérêts ? Du reste, ces questions sans contours ni réponse définis ne visent pas que l’autre, mais s’appliquent d’abord à soi-même. La quête permanente d’identités incertaines et volatiles transforme aussi le regard que l’on porte sur soi, celui d’un être incertain de son être, toujours en voyage car toujours incomplet.

La violence sans limites

Il est indéniable que, sans être imperméables les unes par rapport aux autres, même si elles ont pu être éloignées, il a existé de nombreuses civilisations qui, presque toutes, avaient pour point commun de se considérer au centre du monde. La civilisation, au sens traditionnel du terme, est un espace ordonné, limité, rassurant, central – en chinois la Chine se dit Zhonguo, la « terre du milieu » –, face à une nature sauvage, agressive, illimitée et pour cela imprévisible et dangereuse. Hors du périmètre de la cité, de la tribu, de l’État, autant de noms qui désignent l’ordre rassurant et protecteur de la civilisation, règnent la nature et la sauvagerie, les étrangers et la barbarie. Puisqu’elle n’a plus de limites, de frontières et d’ennemis extérieurs, la civilisation globale qui se profile ne nous fait pas seulement changer d’échelle – d’une dimension plus étroite à une dimension plus vaste – mais bouleverse nécessairement le sens de ce que nous appelons une civilisation. Ce bouleversement s’opère à partir de trois questions emboîtées : celle des limites, celle des frontières, celle de la distinction ami-ennemi.

Sur la question des limites. Alors que les civilisations étaient fondées sur la limite, l’ordre, l’intérieur rassurant face à l’extérieur effrayant, sans bordure, où tout peut arriver mais où on ne s’aventure pas, dans la civilisation globale aucune limite n’est fixée a priori. Il n’y a plus de centre et de périphérie, l’espace est désorienté, les chemins mènent partout et nulle part, et plus seulement à Rome (ou à tout autre centre symbolique) car toutes les capitales se répondent symboliquement et simultanément les unes les autres : les affiches chatoyantes d’une campagne de publicité pour un iPhone ou pour le lancement d’une superproduction hollywoodienne peuvent être placardées en même temps dans des abribus de Tokyo, de Sydney, de Bombay, de Casablanca, de Cape Town et de Mexico ; ce sont des mégalopoles bruyantes et complexes (voire chaotiques et sauvages) et non des cités ordonnées et orientées. L’horizon sans limite – l’infini que craignaient les anciens Grecs – est devenu la perspective mouvante de l’homme globalisé. Il n’habite plus une partie de la terre mais il cohabite partout où il s’aventure. Et il s’aventure partout ! L’espace intersidéral lui-même n’est plus pour lui une limite : il envisage d’ailleurs de s’y aventurer pour y cohabiter. Dans une telle civilisation sans extériorité, le désordre, le sauvage n’est plus lointain, mais est intégré en permanence à la vie collective, à chaque pas dans la rue. La nature est limitée et enclose, non plus extérieure, et du reste si bien apprivoisée qu’elle doit être protégée de l’homme et non l’homme d’elle comme jadis lorsqu’elle était synonyme de puissance infinie. La disparition de la distance entre la civilisation (l’ordre intérieur) et la barbarie (le chaos extérieur) emporte l’effacement des hiérarchies ontologiques séparant la civilité humaine de la sauvagerie animale, la culture de la nature.

Sur la question des frontières. Sans distinction symbolique entre l’extérieur et l’intérieur, via le grand bain informationnel pervasif, quelles que soient les résistances politiques et juridiques des États, les frontières se perméabilisent forcément. L’autre s’aventure chez nous, et nous nous aventurons chez lui. Mais est-il encore autre et sommes-nous encore nous-mêmes face à lui ? L’autre est disséminé, et à force de dissémination, ne se distingue plus de nous, et nous de lui. D’où le double sentiment d’incomplétude et d’incertitude identitaire, qui conduit à se vivre comme une majorité assiégée par des minorités qui sont chez nous, ou comme une minorité discriminée par la majorité chez qui nous sommes. Dans le monde global, plus une collectivité, un groupe, une communauté est fragilisé économiquement et symboliquement, plus ce sentiment est susceptible de le submerger et de produire des effets de violence.

Recherche ennemi désespérément

Sur la question de la distinction ami-ennemi. L’homme global est incertain de ses amis, de ses propres concitoyens, et il ne sait pas non plus clairement où sont ses ennemis. Cette simple distinction ami-ennemi s’est évanouie avec la distinction entre le concitoyen et l’étranger, entre le même et l’autre. En un sens, c’est un homme sans-autre, inséparé selon l’expression de Dominique Quessada [4]. Parce qu’il est trop présent, trop ici. Parce qu’il nous ressemble trop, l’autre n’est plus suffisamment autre pour nous laisser être distincts de lui, être nous. Puisque les frontières sont devenues illusoires, l’ennemi peut se lover au seuil de notre intimité, nous étouffer dans notre sommeil, vivre parmi nous au cœur de notre quotidien… L’ennemi peut même s’éveiller en nous, car nous pouvons craindre de nous convertir à sa vision des choses. Nos propres enfants et notre famille sont suspects. En sens inverse, l’homme géographiquement lointain n’est plus a priori barbare, non civilisé, mais peut être un ami potentiel, un allié, si toutefois il participe au même espace de désir que nous, partageant les mêmes passions, les mêmes principes que nous, même s’il se trouve être formellement uruguayen alors que nous sommes nous-mêmes anglais.

Cette indistinction de l’ami et de l’ennemi a des conséquences majeures sur la nature de la guerre en particulier et de la violence en général dans le monde global. Les travaux de Pierre Clastres ont démontré que la guerre n’était pas simplement une des manifestations humaines de notre agressivité animale (hypothèse naturaliste défendue par Leroi-Gourhan [5]), ni simplement l’expression de la lutte pour l’appropriation des biens dans un contexte de rareté (hypothèse économique), ni seulement l’issue violente de transactions malheureuses, surtout concernant les transactions matrimoniales (hypothèse échangiste défendue par Lévi-Strauss [6]). Clastres montre que le conflit n’est pas un accident déterminé par l’agressivité inhérente à l’animalité de l’homme, la rareté des ressources ou l’échec d’un échange, mais une stratégie des groupements humains pour maîtriser leur territoire et leur identité collective. Car la société « a besoin, pour exister dans l’indivision, de la figure de l’Ennemi en qui elle peut lire l’image unitaire de son être social [7] ». La guerre avec les autres, avec les ennemis qui sont sur l’autre bord de la frontière – qui doit autant que possible rester une guerre en puissance, non destructrice, ne se réalisant pas en acte – permet de limiter les dissensions internes. Pour se penser comme un nous solidaire, ayant une identité propre, tout groupement humain a besoin de frontières, avec des ennemis et des alliés. La tension guerrière est donc première alors que l’alliance n’est que tactique. La tension guerrière permet d’éviter la diffusion incontrôlable de la violence.

La modernité qui projette intellectuellement l’image d’une humanité universelle, et qui aboutit concrètement à l’interdépendance globale des groupements humains, rompt définitivement avec ce principe de définition des identités collectives. Elle s’expose par conséquent sans surprise à une diffusion de la violence selon des modalités inédites. Ce n’est pas la reconstitution d’un ultime et fictif surpuissant ennemi dans la figure de l’extraterrestre guetté par la NASA, dont la science-fiction fait ses cauchemars autant que ses rêves, qui permettra de l’endiguer. Sans doute l’apparition d’ET (version apparemment sympathique et inoffensive) ou d’Alien (version apparemment belliqueuse et prédatrice) aiderait-elle à fixer des limites, à reconstituer des frontières, à désigner des ennemis, et donc à nous sentir « nous » ; l’échelle planétaire redevenant un espace d’existence parmi d’autres face à un univers extérieur peuplé d’autres êtres. En attendant, notre civilisation globale sans civilisations extraterrestres à l’horizon, donc dépourvue de limites connues, de frontières stables et d’ennemis déterminés, bref d’extériorité, va devoir gérer d’une façon nouvelle un déploiement de violence interne inédit que n’avait pas prédit le sociologue Norbert Elias pour qui l’interdépendance croissante des humains sur des échelles toujours plus grandes se traduit par une plus grande pacification des relations [8]. En réalité, ce sont surtout les guerres classiques entre États qui sont de moins en moins nombreuses, mais la violence s’est aujourd’hui pour ainsi dire retournée vers l’intérieur, en même temps qu’elle s’est disséminée. C’est une violence interdépendante.

La coexistence par l’exclusion

D’ailleurs, depuis plusieurs siècles déjà, le déploiement de la modernité, indissociable du processus qui a conduit à l’interdépendance globale, a conduit à expérimenter de nouveaux modes d’administration de l’existence humaine sur quatre plans : cognitif, économique, juridique et politique. J’ai pris soin de rappeler dans le premier chapitre de cet essai que la modernité n’élimine pas les traditions mais les met en perspective. Autrement dit, la modernité consiste avant tout à faire coexister des modes d’être, des modalités d’existence apparemment incompatibles et qui n’étaient pas faits pour se rencontrer.

Le niveau le plus profond d’incompatibilité est cognitif, c’est celui des régimes de vérité : le sol mythique constitutif de la vision du bien et du mal, du vrai et du faux, du légitime et de l’illégitime. Il n’y a que trois manières de faire face à un régime de vérité divergent – ce que j’appelle un sol mythique – avec ses schèmes de croyances, son stock d’affirmations, son histoire de l’univers et de l’humanité, ses visions de la réalité, de la transcendance, de la mortalité, de l’immortalité. La première manière, qui est propre aux mondes traditionnels, est simple et sans équivoque. C’est l’exclusion de la vérité de l’autre. Ce que pense l’autre, ce qu’il voit, ce qu’il affirme, ce qu’il raconte, est tout simplement rejeté comme faux, parce qu’il est barbare, ignorant, et même inhumain. Notre propre vérité est ainsi préservée (comme celle de l’autre, parce qu’évidemment l’exclusion est mutuelle) : nous sommes dans le vrai parce que l’autre est dans le faux. Simple et efficace. Mais le problème surgit, avec le processus de globalisation, lorsque l’autre, avec son imaginaire structurant, ne peut plus être ignoré parce que nous sommes en contact constant et intense avec lui. À partir du moment où l’on est obligé de reconnaître que les Amérindiens ont une âme comme nous, qu’ils sont des créatures de Dieu, douées de libre arbitre, de conscience, parce qu’ils vont dorénavant se mouvoir parmi nous, comment peut-on justifier qu’ils ne croient pas à l’existence de Jésus Christ notre Sauveur, qu’ils n’ont jamais entendu parler de Moïse et de ses Tables de la Loi ? Comment expliquer qu’ils n’ont pas de littérature écrite, que le Discours de la méthode, et avec lui la sublime rationalité cartésienne, leur soit parfaitement indifférent ? Comment peut-on justifier qu’ils n’ont pas suivi des voies de développement économique comparables aux nôtres, qu’ils n’ont pas inventé la machine à vapeur, qu’ils mangent avec leurs doigts, se baladent à moitié nus, n’ont pas le même sens de ce qui est pudique, de ce qui est cruel, qu’ils ne vénèrent pas l’or et l’argent, mais d’autres divinités, ne voient pas et ne traitent pas les animaux et les végétaux comme nous ?

Le décalage et le fondement

Dans cette situation inédite où le régime de vérité de l’autre ne peut plus être exclu parce qu’on ne peut plus l’ignorer – même si l’on a la tentation protectionniste désespérée, et finalement autodestructrice, de le laisser sonner et piétiner à la porte, voire de le chasser à coups de pied de notre belle entrée fleurie –, il n’y a que deux possibilités logiques permettant d’éviter la dissonance cognitive. Ces deux méthodes ont été expérimentées dès l’origine de la modernité. La première est la logique du décalage. La seconde est la logique du fondement.

  • La première logique, celle du décalage, consiste à considérer les régimes de vérité apparemment incompatibles avec le nôtre comme n’étant pas absolument faux (comme dans la logique de l’exclusion), car, face à la rencontre de leur multiplicité indissociable de la globalisation, il serait impossible de se faire croire durablement que nous sommes seuls à être dans le vrai. La compatibilité de notre vérité avec celle des autres – avec leurs modes de vie, leurs techniques, leurs croyances – sera alors rendue possible en jugeant les différences non comme des différences de nature mais comme des différences de degré. Autrement dit, la vérité de l’autre ne sera plus vue comme fausse mais comme inférieure, non encore aboutie, en décalage avec la nôtre, sous-développée ou en développement. Cette logique est évidemment en phase avec l’anthropologie évolutionniste unilinéaire qui postule que toutes les sociétés passent par les mêmes phases de développement, et qu’ainsi les différences que l’on observe entre elles ne sont pas attribuables à des contradictions essentielles, mais à leur degré de développement. La société occidentale se plaçant évidemment en position surplombante, au faîte de la montagne du progrès humain. Les productions culturelles et les modes de vie occidentaux, la science occidentale ne risquent plus ainsi la dissonance cognitive, et peuvent en surplus dominer en toute bonne conscience les autres, dans un esprit officiel d’aide à leur développement, histoire de les mettre en phase, de leur faire rattraper leur décalage. Nous sommes au cœur de l’idéologie de la colonisation.
  • La seconde logique, celle du fondement, consiste à postuler que les régimes de vérité humains, aussi divers soient-ils, ont les mêmes fondements, même s’ils peuvent avoir été maquillés, dévoyés ou perdus au cours des âges. Cette logique consiste à valoriser des principes communs qui seraient fondamentaux, parce qu’ils nous unissent, et à dévaloriser les expressions qui nous opposent, parce qu’elles seraient conjoncturelles et superficielles. Cette vision du monde imbibera l’imaginaire de la civilisation perdue, dont la perfection, la beauté, serait elle-même perdue et, cependant, à l’origine de la part positive, pacifique, signifiante de toutes les civilisations. Cette origine perdue, dont l’on pourrait retrouver des bribes enfouies dans les symboles de toutes les traditions, religions ou productions culturelles humaines, est l’idée de base sur laquelle s’appuie, par exemple, la théosophie, ou plus anciennement la franc-maçonnerie. Puisque la vérité complète est perdue, personne ne peut prétendre l’imposer entièrement à l’autre, mais se doit sans cesse d’en rechercher les bribes chez l’autre, pour tenter de la recomposer en « lui-même ». La vérité, dans ce sens, n’est plus une donnée mais devient un processus permanent et ouvert ; elle est en travaux, perpétuellement à construire. Avec ce système de pensée, toutes les contradictions susceptibles de provoquer un conflit – cognitif d’abord, et ensuite physique bien sûr – seront considérées comme des dévoiements, des dérives historiques qui défigurent la vraie tradition primordiale [9]. Cette façon de penser est aussi, dans sa version non plus spiritualiste (voire mystique) mais anthropologique, celle du relativisme culturel qui, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises, implique nécessairement un accord sur des principes universels permettant de lire ensuite nos différences comme des variations et non comme des oppositions.

Soulignons au passage que le différencialisme, qui postule au contraire que nos différences constituent des parois infranchissables, est une régression vers la logique prémoderne de l’exclusion (logique qui, en son temps, fut indéniablement source de cohésion et de paix sociale). Une telle résurgence de la logique de l’exclusion ne pourra pourtant en aucun cas nous ramener à l’ancien monde des civilisations locales, comme le désirent tant ceux qui en sont nostalgiques, parce que – le fait est irréductible et irréversible – le grand bain informationnel emplit maintenant l’ensemble de nos espaces d’existence. Par conséquent, si des logiques régionalistes, nationalistes, intégristes, bref de rétractations identitaires exclusives, gagnaient suffisamment de terrain pour que l’on assiste à une sorte de contagion différencialiste planétaire, le résultat le plus probable serait l’éclatement pur et simple de l’humanité. Car les relations continuant à s’intensifier nécessairement, la logique de l’exclusion ne pourrait produire aucune identité stable, pacifique et sûre d’elle-même, mais provoquerait dès lors une situation de discorde mondiale ingérable, et à terme l’impossibilité de toute existence collective.

Notes

[1. Ces trois phases sont très bien décrites, avec faits à l’appui, par le chercheur Hossam Shaker (« Will Europe Surrender to Selective Racism ? A Interpretative Model of a Worsening Phenomenon », Arches Quarterly, vol. 4, hiver 2010, p. 84-88).

[2Arjun Appadurai est un anthropologue indien qui étudie les questions culturelles confrontées à la mondialisation, en opposition à la thèse de Huntington. (Note des Possibles).

[3. Si l’on en croit les propos d’Alain Finkielkraut (« Entretien avec Alain Finkielkraut », Lefigaro.fr, 26 juillet 2014).

[4. Dominique Quessada, L’inséparé. Essai sur un monde sans Autre, Paris, PUF, 2013.

[5. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, 2 vol., Paris, Albin Michel, 1964-1965.

[6. Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté (1948), Paris, Mouton, 1981.

[7. Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, La Tour-d’Aigues, Éd. de l’Aube, 2010, p. 86.

[8. Norbert Elias, La société des individus (1983), Paris, Pocket, 1998.

[9. J’ai amplement analysé la genèse, la structure et la diffusion progressive de cette religiosité globale dans Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ?, Paris, Armand Colin, 2012.

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