De l’inintelligence des choses, à propos d’ « excuses sociologiques »

mardi 29 mars 2016, par Gérard Loustalet-Sens

Le 26 novembre 2015, lors de la séance des questions au gouvernement, le sénateur communiste Christian Favier osait demander quelles politiques publiques seraient mises en œuvre « pour que la jeunesse sans discrimination ni stigmatisation puisse redonner sens à sa vie, reprendre confiance en son avenir et renouer avec l’espoir d’une vie meilleure ». Fureur du Premier ministre, Manuel Valls, qui répond avec véhémence (et à côté) : « j’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses et des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé ». Misérable diversion. On connaît bien cette rhétorique perverse consistant à attribuer à l’interlocuteur une proposition inventée de toutes pièces que l’on va facilement réfuter pour disqualifier l’adversaire. Les sciences sociales « excuseraient » donc le terrorisme, comme tous les autres comportements, en mettant en évidence le poids des déterminismes sociaux... A-t-on jamais entendu un chercheur parler d’« excuses » à propos de quelques conduites pénalement condamnables que ce soit ? À la rigueur, ce serait de la morale. Certainement pas de la science.

Déjà, en janvier 1999, Lionel Jospin – dont on sous-estime la responsabilité dans l’infection par le virus néo-libéral d’un parti socialiste qui, il est vrai, ne demandait que ça – tout en admettant l’existence de « problèmes liés à des phénomènes graves d’urbanisme mal maîtrisé, de déstructuration familiale, de misère sociale » ajoutait que « ceux-ci ne constituent pas une excuse pour des comportements délictueux (…). Tant qu’on admettra des excuses sociologiques et qu’on ne mettra pas en cause la responsabilité individuelle, on ne résoudra pas ces questions ». À propos de l’incendie d’un bus à Marseille en 2005, Nicolas Sarkozy y allait de son couplet : « le chômage, les discriminations, le racisme, l’injustice ne sauraient excuser de tels actes ». L’inévitable Caroline Fourest, au prospère fond de commerce islamophobe, en rajoutait : « on ne fera pas baisser le racisme en trouvant des excuses sociologiques aux fanatiques » [1].

Ce discours répétitif se fonde sur un totem libéral connu donc sous le nom de « responsabilité individuelle » : l’individu décidant librement de ses actes en est strictement comptable hors de toute cause exogène. Le chômeur est responsable de son chômage car il a choisi le non-travail ! L’élève en difficulté est responsable de son échec car il a choisi la paresse... Valls qui a pourtant parlé « d’apartheid territorial, social, ethnique » (cela serait donc sans conséquence ?) en est donc à confondre délibérément « explications » et « excuses », ce qui est, comme le dit Frédéric Lordon, « revendiquer explicitement l’inintelligence des choses ». Comportement indigne et du plus bas populisme. Tout phénomène a une cause, refuser l’explication c’est se complaire dans l’ignorance et l’obscurantisme. Comment toutes les expériences de manques, de traumatismes, d’humiliations n’engendreraient-elles pas de la frustration et du ressentiment ? Les sciences sociales n’ont rien à excuser, mais ont à rechercher les causes des comportements. Mieux repérer ces causes devrait permettre de mettre en place les dispositifs empêchant que de tels drames se reproduisent en tarissant la source qui les a engendrés. Choisir de ne pas chercher à comprendre est évidemment plus facile. Voir un aussi lamentable anti-intellectualisme au sommet de l’État est consternant.

La liberté par la connaissance

Il me semble cependant que le refus obtus par le gouvernement socialiste de toute explication rationnelle du phénomène terroriste ne relève pas seulement de la bêtise ou de l’inculture. Il est la marque d’une double évolution de la social-démocratie contemporaine dans sa dérive vers la droite. C’est tout d’abord un ralliement inconditionnel à la philosophie politique et à l’anthropologie commune du libéralisme. Le postulat initial du libéralisme consiste, on le sait, à hypostasier la liberté individuelle en une réalité permanente inhérente à la « nature humaine » et faisant de tout homme le responsable unique de son propre destin, et de tout individu un calculateur évaluant coûts et avantages pour choisir rationnellement en fin de compte d’être riche ou pauvre, PDG ou chômeur, banquier ou dealer...

Dans la vision enchantée du libéralisme, c’est « liberté » à tous les étages. On amalgame liberté politique et liberté économique, liberté d’expression et liberté du travail, liberté des mœurs et liberté de l’enseignement, liberté de la presse et liberté de religion, etc. Toutes libertés dont l’objet essentiel est d’enjoliver la seule qui compte vraiment, la liberté d’entreprise dont on sait qu’elle peut parfaitement s’exercer en l’absence de toutes les autres. Le libéralisme fonctionne selon trois dogmes. La libre-entreprise  : c’est une impasse où la recherche irresponsable de la rentabilité immédiate et du profit individuel conduit, on le sait aujourd’hui, la planète entière au désastre. Le libre-échange  : c’est une imposture car, dans une société de classes, l’échange est toujours inégal. L’anthropologie libérale ignore les classes et constitue la société en collection d’individus en compétition endémique pour l’appropriation des biens sous couvert d’échanges. Tout ce qui vient perturber l’harmonie supposée spontanée des échanges commerciaux est réputé liberticide. Le libre-arbitre enfin : c’est une illusion dissipée il y a déjà plus de 300 ans par Baruch Spinoza dont on cite souvent la sentence définitive : « les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres, cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent ».

Tout le programme des sciences sociales est là, en tout cas celui du meilleur de la sociologie : faire que les hommes soient un peu moins ignorants des causes qui déterminent leurs actions. Ah, le déterminisme ! cet attentat contre la « liberté humaine », s’indignent les bons esprits, gardiens de la tradition, dont le souci est en réalité que l’homme social ne puisse être un objet de connaissance scientifique. Ils y voient – à juste titre sans doute – un danger pour le maintien de l’ordre social tel qu’il est. La science est ici dangereuse : « la science qui doit rendre raison de ce qui est, postule par là même que rien n’est sans raison ? Le sociologue ajoute sociale  : sans raison d’être sociale » [2]. La méconnaissance par les dominés des lois du monde social est une condition fondamentale de la perpétuation de la domination. Au contraire, « une loi connue apparaît comme la possibilité d’une liberté » [3]. Les déterminismes sociaux ne relèvent en rien de la fatalité. Nous ne sommes pas des individus abstraits, mais des agents sociaux dont la singularité se constitue par des choix contraints dans un champ de possibles d’autant plus restreint que les dominations sont plus fortes et qu’ainsi le comble de la domination est de ne nous faire désirer que ce que nous pouvons désirer. C’est la connaissance des déterminismes sociaux qui peut permettre de nous en affranchir. La célébration de l’ignorance est, à cet égard, une démarche idéologique et politique significative.

La stratégie de la peur

Cette ignorance nécessaire est présente dans la seconde forme d’évolution de la social-démocratie vers la droite : l’absence de réflexion sur l’événement permet d’en rester au registre de l’émotionnel et de la réaction viscérale. C’est une stratégie délibérée. Thomas Coutrot en donne le sens : « les élites politiques ne cherchent plus à susciter l’espoir mais à jouer sur la peur » (14 janvier 2016). Dans un texte percutant, le philosophe italien Giorgio Agamben a fait la théorie de ce passage « de l’état de droit à l’État de sécurité » (Le Monde, 24 décembre 2015). L’État de sécurité se fonde durablement sur la peur et doit à tout prix l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité. La sécurité vise moins à prévenir le terrorisme (ce qui est pratiquement impossible) qu’à établir un système de contrôle généralisé et sans limites. Ce contrôle nécessite et produit une dépolitisation progressive des citoyens, voire une infantilisation tout à fait frappante dans les propos de Hollande lors de ses vœux de nouvel an : « Je suis fier de vous... Mon premier devoir est de vous protéger... ». Bonne nuit les petits ! Selon Agamben, dans cette perspective, la citoyenneté se verra réduite à d’épisodiques consultations sondagières et les citoyens ne sortiront de la passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur : « les juifs en Allemagne nazie, les musulmans en France aujourd’hui ».

Mais, pour que la peur se perpétue, il faut que la terreur reste possible. On va donc poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme, et même vendre des armes aux États qui le financent... Et proclamer la guerre. De frémissements bellicistes en excitations guerrières, les importants ont rivalisé d’audace. Comme en 14. « Halte à la naïveté et à l’insouciance : la France est en guerre », proclame martialement le journal Le Monde. Un historien libéral nous fait le coup de la rituelle mise en garde devant un « nouveau Munich » tout en lançant un belliqueux : « ils ne passeront pas ! » mot d’ordre, en 14-18, de tous ces généraux morts dans leur lit sans remords, tel Nivelle, le boucher du Chemin des Dames ! Et, comme en 14, halte au « défaitisme » ! Il faudrait relativiser les responsabilités accablantes des puissances occidentales dans la décomposition des pays et sociétés du Moyen-Orient... Un pays entier, l’Irak, détruit par le fer et le feu sur la foi de « preuves » délibérément mensongères parce qu’il fallait à tout prix satisfaire la soif de vengeance de l’Américain moyen après les attentats du 11 septembre... Et on continue à bombarder, détruire, massacrer des populations civiles sous prétexte de supprimer des terroristes... On sait bien que cela, au contraire, suscite des vocations... Mais, pour les va-t-en-guerre, comme tel chroniqueur de radio, dire cette réalité, ce serait « innocenter » les terroristes !

Hollande prévoit déjà de prolonger l’état d’urgence, ce qui va institutionnaliser la peur et en faire un mode de vie permanent. Juppé flaire le vent et remet au goût du jour l’« État fort », vieille valeur de droite... Par ailleurs, pour l’oligarchie mondiale et le développement sans rivages de sa puissance financière, génératrice des monstrueuses inégalités que l’on connaît, la démocratie libérale elle-même est devenue un obstacle. Le pouvoir réel doit être toujours plus laissé aux experts, instruments directs de l’oligarchie, et le maintien de l’ordre confié à un État autoritaire confiné aux tâches régaliennes : ce n’est pas par hasard que Hollande et Valls n’en finissent pas de rendre des hommages appuyés aux policiers et aux militaires et que les médias s’extasient de leur nouveau prestige. On en voit les prémices. Face aux nouvelles « classes dangereuses » des « quartiers », ces fameux « territoires perdus de la République », selon l’inusable cliché, il faut frapper fort. Un présumé délinquant est abattu dans le dos comme un vulgaire Noir américain, le policier qui a tiré est acquitté ! Ces classes dangereuses, la classe ouvrière en fait toujours partie : on a vu l’hystérie médiatique autour du sort tragique de la belle chemise d’un cadre d’Air France. Et voilà que des ouvriers syndicalistes en lutte pour défendre leur emploi sont condamnés à de la prison ferme ! Il est vrai que leurs « victimes » étaient encore des cadres, ces éternels porteurs d’eau de la vindicte patronale contre les salariés remuants ; bras armé de l’exploitation, ils subissent les conséquences de leur position. La répression contre les Goodyear doit servir d’exemple. Grâce à un gouvernement socialiste, la bourgeoisie tient sa revanche sur la classe ouvrière et, sous l’invocation du terrorisme, n’est-ce pas un État proto-policier que l’on cherche à mettre en place ?

Notes

[1Les interventions de Jospin, Sarkozy et Fourest ont été réunies sur le site altereco+.

[2Pierre Bourdieu, « Le sociologue en question », Questions de sociologie, Éditions de Minuit, 1980.

[3Ibid., p. 45.

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