Guide politique de vigilance anti-essentialiste

Contribution à la critique du national-étatisme montant et d’autres dogmatismes dans la gauche radicale et les mouvements sociaux critiques
mardi 28 juin 2016, par Philippe Corcuff *

Un impensé essentialiste (renvoyant à des « essences ») travaille nombre de débats, internes et/ou externes, dans lesquels sont engagés la gauche radicale et les mouvements sociaux critiques. L’essentialisme consiste en une tendance non consciente, largement inscrite dans les usages ordinaires du langage, qui mène à des formes de dogmatisme et de manichéisme. Le national-étatisme (dont Frédéric Lordon apparaît comme le théoricien le plus systématique dans son livre Imperium, 2015), montant dans la gauche radicale, est un des pourvoyeurs les plus dynamiques de mots-essences dans l’espace public.

Toutefois, préalablement, l’essentialisme larvé antérieurement actif est vraisemblablement un des facteurs de bonne réception actuelle dans la gauche de la gauche de cette modalité politico-idéologique d’essentialisme, qui tend à délégitimer l’ouverture internationaliste comme la critique de l’État-nation moderne, historiquement importants à gauche et dans le mouvement ouvrier. Pourtant l’essentialisation en cours des catégories politiques déborde largement cette forme. Par exemple, l’essentialisation de l’islam est nourrie des déformations laïcardes de l’esprit de 1905 en matière de laïcité, ou l’on repère aussi un mode libertaire d’essentialisation dans la diabolisation de l’État.

La critique de l’essentialisme participe d’une boîte à outils antidogmatique décisive si les militants radicaux veulent mettre à distance des évidences et des préjugés prégnants dans nos milieux critiques. Cela suppose de s’approprier des ressources travaillées dans certains secteurs de la philosophie du XXe siècle (et tout particulièrement chez Ludwig Wittgenstein) ainsi que dans la culture des sciences sociales contemporaines massivement anti-essentialistes. Le difficile effort pour « penser par soi-même », individuellement et coopérativement, passe alors par la dimension du « penser contre soi-même », c’est-à-dire contre ses propres automatismes et stéréotypes, parfois abusivement auréolés d’une portée conceptuelle et théorique, comme chez Lordon.

Il me faudra expliciter ce qui a été critiqué comme essentialisme en philosophie et en sciences sociales, puis aborder quelques exemples de vecteurs d’essentialisme dans nos débats les plus récents : capitalisme, libéralisme, Europe, nation, État et islam.

1. La critique de l’essentialisme en philosophie et en sciences sociales

Une tendance lourde marque encore les appréhensions savantes, médiatiques et ordinaires du monde : ce que l’on appelle « l’essentialisme » (d’« essence ») ou « le substantialisme » (de « substance »). Quand on sort des simples usages quotidiens du langage et que l’on prétend produire une analyse de la société dotée d’une certaine cohérence – comme c’est le cas dans nombre de textes et de débats circulant dans la gauche radicale et dans les mouvements sociaux critiques –, cette tendance tend à faire surgir des obstacles intellectuels dans l’appréhension des complications du réel social-historique, dans ses compositions variables de diversité, de contradictions et de contraintes générales. Ce qui participe à faire riper nos outils politico-intellectuels sur les rugosités de la réalité.

Un des grands philosophes du XXe siècle, Ludwig Wittgenstein, associe cette erreur de raisonnement à un écueil langagier : il parle de la « recherche d’une substance qui réponde à un substantif » (1988, p. 51). Un substantif, c’est un nom comme « l’amour », « la politique », « l’État » ou…« l’islam ». Or, de manière courante, on a tendance automatiquement à chercher derrière chaque substantif une substance ou une essence, c’est-à-dire une entité homogène et durable, voire intemporelle dans une logique inspirée de Platon, avant même d’avoir mené une investigation philosophique ou sociologique. Wittgenstein parle aussi significativement de « constant désir de généralisation » (ibid., p. 68) ou encore de « mépris pour les cas particuliers » (ibid., p. 70), ceux qui ne rentrent pas dans la généralisation dogmatique portée par nos mots et nos concepts. Avec l’essentialisme, s’exprime une tentation à la généralisation hâtive et abusive, susceptible de nourrir des manichéismes concurrents. Un des grands épistémologues de la sociologie, co-auteur des premiers livres de Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron (2006, et pour une présentation, voir Corcuff, octobre 1992), a justement situé l’espace épistémologique des sciences sociales dans la tension entre la généralisation portée par les concepts et la nécessaire contextualisation socio-historique impliquée par l’enquête ; d’où ses mises en garde contre les formes d’« induction rampante », c’est-à-dire des généralisations subreptices, incontrôlées et débordantes.

Dans l’histoire des sciences sociales, de grandes figures classiques comme Karl Marx ou Max Weber se sont efforcées de penser des contraintes structurelles pesant sur les acteurs sociaux – « aliénation », « exploitation » ou « domination » –, mais dans une mobilité historique ouverte aux contradictions et à la pluralité des facteurs. Certes, l’anthropologie et la sociologie ont pu être marquées au départ par des pentes essentialistes dans les courants dits « culturalistes » tentés par une réification des notions de « culture » et d’« identité », dans une vue homogénéisante méconnaissant l’ouverture des identités culturelles au travail de l’histoire et aux hybridations nées des échanges, comme leurs tensions internes [1]. Dans les sciences sociales contemporaines, le démographe Emmanuel Todd se situe encore explicitement dans le sillage de ce culturalisme essentialisant, c’est pourquoi il apparaît marginal dans les débats académiques et est davantage présent médiatiquement. Les courants contemporains des sciences sociales se sont donc largement déplacés, depuis, par rapport à ces tentations, entre autres via la diffusion du schéma de « la construction sociale et historique de la réalité » [2]. En lien avec les mouvements féministe et homosexuel, les études de genre et les études gaies et lesbiennes ont contribué fortement à dés-essentialiser des catégories comme « féminin », « masculin » ou « homosexualité » et, partant, à stabiliser une vigilance anti-essentialiste en sciences sociales et en philosophie. Cela ne signifie pas qu’on ne prend plus en compte des contraintes structurelles générales dans les analyses, mais que, dans une perspective anti-essentialiste, nombre d’enquêtes sociologiques actuelles se saisissent du poids des rapports de domination sur le réel social-historique, tout en prenant en compte ses variations dans les spécificités des sociétés, des périodes historiques, des groupes sociaux, des situations d’interaction ou des biographies individuelles, en refusant d’homogénéiser par avance les identités individuelles et collectives en jeu dans ces rapports de domination.

Bref, tant les sociologies aujourd’hui les plus dynamiques que certains courants critiques de la philosophie nous invitent à nous déprendre de la magie des essences si prégnante dans les débats publics et médiatiques de nos sociétés. Il peut apparaître paradoxal qu’une figure comme Frédéric Lordon, issu de l’économie hérétique, en dialogue avec la sociologie et la philosophie, s’inscrive avec son livre Imperium à l’opposé de la culture critique de tels courants significatifs des sciences sociales et de la philosophie actuelles. Une double piste associée pourrait contribuer à rendre compte des logiques, en tout cas intellectuelles, à l’œuvre dans ce paradoxe. Tout d’abord, le dialogue avec la philosophie s’est déplacé chez lui en hégémonisation de la culture des sciences sociales par une philosophie traditionnelle, ne cherchant plus à brider ses penchants essentialistes mais prétendant rendre compte de la totalité de manière intemporelle. Ensuite, en tant que généralisation hâtive prétendant donner les clés du réel social-historique à quelques concepts, l’essentialisme se marie bien avec l’arrogance de la posture en surplomb du « philosophe-roi » hérité de Platon. Ces deux pistes ont une intersection : la tendance intellectualiste ou penchant scolastique tout particulièrement actif dans les milieux intellectuels, critiqué par Pierre Bourdieu notamment comme « déréalisation théoriciste », « déshistoricisation » et « nostalgies d’absolu » (1997, pp. 76 et 136). La modestie intellectuelle appelée par la philosophie de Wittgenstein comme le sens des nuances propre aux sciences sociales contemporaines sont plus ajustés, à l’inverse, à une figure démocratique de l’intellectuel, doté de prétentions décroissantes (voir Ogien, Laugier, 2014 ; Cervera-Marzal, 2015).

2. Le capitalisme et ses contradictions

Le capitalisme est appréhendé dans nombre de ses critiques courantes dans les mouvements sociaux et sur internet en sur-homogénéisant les réalités que ce concept s’efforce de rendre intelligibles. La modalité la plus usitée sur internet est dotée de tonalités conspirationnistes : le capitalisme serait principalement basé sur la toute-puissance de la volonté maléfique des capitalistes, manipulant consciemment à leur profit la réalité. Schématiquement, le capitalisme ce serait « le complot des riches, des multinationales et de leurs valets gouvernementaux » ! Le capitalisme aurait une homogénéité intentionnelle. Le poids supposé de cette manipulation capitaliste tend à générer un certain fatalisme, qui ajoute à la force effective du capitalisme une croyance dans une force surévaluée, et à créer une illusion quant à l’émancipation sociale : il suffirait de se débarrasser de quelques élites puissantes pour sortir de la domination…

Cette approche de la réalité s’oppose à la vision marxienne et marxiste qui voit le capitalisme comme une machinerie impersonnelle dominant à la fois les salariés et les capitalistes. Marx écrit ainsi dans la préface à la 1e édition du livre I du Capital en 1867 :

« Je n’ai pas peint en rose le capitaliste et le propriétaire foncier. Mais il ne s’agit ici des personnes, qu’autant qu’elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d’intérêts et de rapports de classes déterminés. Mon point de vue (…) peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en dégager. » (repris dans Corcuff, 2012, pp. 17-18)

Si la critique conspirationniste du capitalisme a en tête quelque chose comme les James Bond, Marx est plus proche du film Matrix  ! « Couper des têtes » est donc bien loin de permettre une sortie des chaînes du capitalisme.

Le risque dans ce schéma machinique est toutefois de donner une trop grande homogénéité non consciente au capitalisme. On trouve ce travers au sein du situationnisme dans La société du spectacle de Guy Debord (1996), qui associe cohérence totale du capitalisme contemporain, autour de la logique du spectacle exprimant la toute-puissance du « fétichisme de la marchandise », et « aliénation » totale du côté des individus le subissant ; toute contestation tendant alors à être « récupérée par le système », comme on entend souvent. Le projet révolutionnaire, qui est cependant maintenu dans une tradition marxiste, tient alors en quelque sorte du miracle. Ce type de schéma a eu un certain écho dans les milieux critiques. Récemment, cela a été exprimé par le Comité invisible dans son premier opuscule, L’insurrection qui vient (2007). Dans ce cas, le risque de fatalisme est encore redoublé par rapport à la figure conspirationniste, car il n’y a même pas la perspective de « couper des têtes » pour sortir de la cage de fer du capitalisme.

Contre ce travers également, on trouve des appuis chez Marx. Car Marx s’intéresse aux contradictions du capitalisme, analysé sous l’angle d’une dynamique historique non homogène, pas complètement cohérente, percée de trous à partir desquels l’émancipation est possible et des résistances peuvent se déployer. C’est pourquoi on peut sortir du capitalisme. En partant de Marx et en le prolongeant à partir des sciences sociales actuelles, on peut repérer aujourd’hui de manière non exhaustive quatre grandes contradictions du capitalisme, constituant quatre zones de fragilité pour lui et d’ouverture à l’émancipation : la contradiction capital/travail, la contradiction capital/nature, la contradiction capital/individualité et la contradiction capital/démocratie (Corcuff, 20 avril 2009 et 2012).

Au-delà même des contradictions principales du capitalisme, Marx a une analyse nuancée des tensions travaillant sur différents plans le capitalisme, dont le philosophe Michel Vadée (1992) a montré qu’elle puisait notamment méthodologiquement dans ses lectures d’Aristote. Par exemple, quand il identifie une tendance du capitalisme, il décrypte des contre-tendances ; le jeu tendances/contre-tendances alimentant des processus historiques (Corcuff, 2012, pp. 42-44). C’est, par exemple, le cas de « la loi tendancielle à la baisse du taux de profit » par rapport à laquelle il analyse des « facteurs antagonistes » dans la section 3 du Livre III du Capital : « l’accroissement de l’exploitation du travail », « la réduction du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail », « la dépréciation des éléments du capital constant », « la surpopulation relative », « le commerce international » et « l’accroissement du capital par actions ».

Ainsi, contre l’essentialisation du capitalisme, sur un mode intentionnel ou systémique, Marx a dessiné une voie permettant de penser des logiques globales dominantes emboîtées caractérisant le capitalisme (dynamique d’accumulation illimitée du capital, logique du profit, extension du domaine de la valeur à l’ensemble des êtres et des activités, propriété privée des moyens de production, pouvoir économique d’une classe dominante, notamment), tout en faisant du capitalisme quelque chose de composite, contradictoire et en mouvement. Partant, Marx a contribué à dé-fataliser le capitalisme en le dés-essentialisant.

3. Libéralisme économique et libéralisme politique

Dans la gauche radicale et les mouvements sociaux critiques depuis 1995, la catégorie de « libéralisme », en tant que principale figure négative contre laquelle les résistances sont mobilisées, tend à constituer un fourre-tout homogénéisé. Cela est très présent dans les échanges ordinaires, où « libéral » est souvent un gros mot en milieu altermondialiste, souvent défini comme « anti-libéral ». La tendance à amalgamer des choses composites dotées alors d’une cohérence factice a aussi été travaillée théoriquement, avec des effets de légitimité intellectuelle dans la gauche radicale, chez le philosophe Jean-Claude Michéa et chez Frédéric Lordon.

C’est Michéa qui a été le plus explicite et systématique dans son livre L’Empire du moindre mal (2007 et, pour une critique, Corcuff, 22 avril 2009). La notion de « logique libérale » chez Michéa unifie des auteurs, des courants et des libéralismes en un seul bloc :

« Mais parler de ’logique libérale’ implique également que, par-delà la multiplicité des auteurs et les nombreuses différences qui les opposent sur tel ou tel point, il est possible de traiter de libéralisme comme un courant dont les principes non seulement peuvent, mais, en fin de compte, doivent être philosophiquement unifiés. » (Michéa, 2007, pp. 15-16)

Dans ce cadre, le libéralisme du Droit (ou libéralisme politique) et le libéralisme du Marché (ou libéralisme économique) tendraient à converger dans « le moment où le libéralisme, pour parer à la critique socialiste, découvre qu’il n’a plus d’autre choix cohérent à sa disposition que de sous-traiter aux mécanismes du Marché le soin de résoudre les apories constitutives du Droit » (ibid., pp. 47-48).

Michéa oppose à cette pensée libérale unifiée, ce qu’il appelle un « socialisme originel », qui serait non contaminé par les idées libérales comme par les idées des Lumières du XVIIIe siècle. Dans Imperium, Lordon (2015) va dans le sens d’un tel amalgame, mais implicitement, sans le préciser conceptuellement. Cela passe par des expressions globalisantes comme « la métaphysique néolibérale » (p. 56), « la philosophie sociale du libéralisme » associée à « la prémisse atomistique de l’homme libre et autonome » (ibid.), « l’individu libéral » (p. 51), « la pensée libérale » (p. 61), « le sujet libéral » (ibid.)…

À rebours de cette tentation, revenons plutôt au caractère composite et mouvant de ce que l’on appelle « les idées libérales ». Le mot « libéral » apparaîtrait en France en 1750 et le mot « libéralisme » en 1818. Mais on a l’habitude de considérer que la maturation d’idées « libérales » est antérieure. Avant même le recours aux mots (« libéral » et « libéralisme »), il y aurait des pionniers philosophiques du libéralisme, ayant posé des jalons dans cette direction. L’Anglais John Locke (1632-1704) et le Français Montesquieu (1689-1755) feraient partie de ces précurseurs. En France, Benjamin Constant (1767-1830) et Alexis de Tocqueville (1805-1859) incarneraient la maturité de ces idées libérales au XIXe siècle.

Dans cette galaxie, on peut au moins dissocier deux pôles : le libéralisme politique et le libéralisme économique. Le libéralisme politique met l’accent, d’une part, sur les droits individuels et collectifs, les libertés personnelles et politiques, la tolérance et, d’autre part, sur l’équilibre des pouvoirs face au danger de la tyrannie et de la concentration du pouvoir. Le libéralisme économique se focalise sur le rôle du marché comme régulateur principal des activités économiques, voire au-delà sur la concurrence comme principe, et sur le refus corrélatif de l’intervention de l’État dans le domaine économique. Une des références principales de ce libéralisme économique est l’Écossais Adam Smith (1723-1790), promoteur de la figure de « la main invisible du marché » dans ses célèbres Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

Il n’y a pas de raison de considérer un lien logique nécessaire entre ces deux pôles. On peut même envisager que les idéaux du libéralisme politique dans nos sociétés, et leurs inscriptions juridiques partielles, peuvent constituer des ressources contre la toute-puissance hégémonisante du principe du marché dans la phase néolibérale actuelle du capitalisme au nom de l’équilibre des pouvoirs. Et c’est encore plus le cas face au néolibéralisme sécuritaire en cours de consolidation, avec le recul des libertés individuelles et collectives.

D’ailleurs, on repère parmi les grandes figures socialistes un héritage du libéralisme politique qui sera déplacé dans une conception des individus et des libertés les réinsérant dans des rapports sociaux : Proudhon (marqué par Montesquieu), Marx (dont un des premiers articles en mai 1842 est un plaidoyer contre la censure et pour la liberté de la presse), Bakounine, Jaurès….

Le libéralisme économique apparaît lui-même composite. Il y a au moins deux Adam Smith, celui de « la main invisible » du marché dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776) et celui du primat de « la sympathie » dans les relations entre les personnes dans Théorie des sentiments moraux (publiée initialement en 1759 et révisée sans modification notable, après la publication de La richesse des nations, en 1790). Après Smith, le libéralisme économique connaîtra d’autres tensions : entre les « ordolibéraux » allemands plus étatiques et « l’école autrichienne » plus marchande ou entre Friedrich Hayek et Milton Friedman (voir Audier, mai-juin 2016).

Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas isoler un logique globalisante dans la critique du capitalisme contemporain, mais en circonscrivant le problème de manière plus précise, en parlant de « néolibéralisme économique », et en évitant d’amalgamer par avance les diverses idées libérales. Ce serait, par là même, une façon de ne pas laisser la question de la liberté au capitalisme et de ne pas se priver des ressources du libéralisme politique contre le moment sécuritaire du néolibéralisme économique.

4. L’Europe maléfique

Dans certains secteurs de la gauche radicale, la notion d’Europe a été peinte comme un monstre politico-économique compact. On en trouve des modalités diversifiées chez Aurélien Bernier, Cédric Durand, Stathis Kouvelakis, Frédéric Lordon ou François Ruffin (voir Corcuff, 2014, pp. 100-116). Cela a été activé par les débats autour de « la sortie de l’euro » et relancé avec « la crise grecque » (pour une critique des positions outrancières sur l’Europe de certains de ces économistes, voir notamment l’analyse de Jean-Marie Harribey, 30 août 2015).

Le livre collectif de facture marxiste dirigé par l’économiste Cédric Durand sous le titre En finir avec l’Europe apparaît le plus caricatural dans l’essentialisation négative de l’Europe (Durand, éd., 2013). La construction européenne serait, depuis le départ, l’incarnation homogène d’une volonté capitaliste « contre-révolutionnaire ». C’est ce que Durand caractérise comme « l’hypothèse d’une nature contre-révolutionnaire du processus d’intégration européenne » (ibid., p. 19). « Nature » a souvent une signification proche d’essence dans l’analyse socio-politique. Aux mains des capitalistes européens appuyés par l’impérialisme américain, ce projet aurait été mis en œuvre historiquement sans contradictions. Ce qui fait écrire à Durand que « l’Europe réellement existante est entièrement et sans retenue aucune l’instrument politico-institutionnel du capital financier et des multinationales » (ibid. p. 149). L’essence maléfique de l’Europe serait inscrite dans l’origine : « l’Europe a depuis l’origine un biais pro-marché et anti-démocratique », selon Durand (ibid. p. 133). Dans sa contribution au volume, Stathis Kouvelakis parle de « code génétique de l’UEM » (ibid., p. 53) et d’ « ADN de l’UE » (ibid., p. 57). Dans la galaxie des discours essentialistes, l’association entre une origine et une essence (qui se déploierait sans contradictions, résistances, écueils et/ou transformations) constitue une des formes les plus cristallines. On la retrouve dans l’essentialisation négative des juifs, du communisme, de l’islam, de l’Amérique, etc. etc. par des acteurs diversifiés, voire fortement opposés entre eux, mais convergeant de manière non-consciente dans les formes de raisonnement et d’argumentation.

Nos marxistes anti-européens semblent oublier des leçons de base de l’analyse marxienne. Quelles contradictions entre les (ou certains) pays européens et les États-Unis, ou entre pays européens ? Entre fractions des classes dirigeantes ? Quels rapports de forces mouvants et différenciés en fonction des périodes ? Quels conflits entre Parlement européen et Commission européenne ? Quels effets des luttes des classes dominées sur les politiques européennes ? Quelle place de la Confédération européenne des syndicats, malgré sa modération et ses inerties bureaucratiques ? Quel écho des mobilisations altermondialistes ? Quid des ambivalences de la politique agricole commune, qui tout en appuyant des logiques productivistes a introduit des régulations publiques dans le marché, du point de vue du libéralisme économique ? L’arène européenne n’a-t-elle pas généré du positif dans la prise en compte des enjeux écologiques contre certaines inerties nationales (dont, pendant longtemps, en France) ? Le dispositif sur le plan étudiant et universitaire du programme Erasmus n’est-il pas original ? Quels décalages entre instances régionales, instances nationales et instances européennes ?... Des contradictions, contre-tendances, conflits, résistances, luttes… le lecteur d’En finir avec l’Europe n’en saura pas grand-chose.

Ce type d’essentialisation négative répond à l’essentialisation positive de l’Europe dans des secteurs de la gauche pendant longtemps, y voyant la seule voie envisageable pour la paix et pour la prospérité sans aucun nuage. Dans les deux cas, l’analyse nuancée est remplacée par des mythologies unifiantes. Cet exemple encore nous invite plutôt à penser des logiques dominantes, tout en laissant la place à des contradictions et à des marges de manœuvre différentes en fonction des moments.

5. La nation gluante

La plupart de ceux qui stigmatisent unilatéralement l’Europe valorisent avec une foi unificatrice analogue la nation. L’essayiste Aurélien Bernier et Frédéric Lordon sont ici en pointe.

Dans son livre La gauche radicale et ses tabous (2014), Bernier réévalue la place du protectionnisme national dans la lutte contre « le tabou européen » et confond « souveraineté nationale » et « souveraineté populaire ». Ces orientations politiques principalement resserrées dans un cadre national fétichisé partent d’un constat erroné quant aux données disponibles à propos du vote pour le Front national (voir notamment Le Bohec, 2005, et Turchi, 26 février 2014) : « la cause principale de la montée de Jean-Marie Le Pen : la destruction de la souveraineté nationale au profit de l’oligarchie financière » (Bernier, p. 11). Et elles se nourrissent d’une nostalgie à l’égard d’un communisme national : celui du slogan « Fabriquons français » du PCF en 1977 et du « Produisons français » de la campagne de Georges Marchais lors des élections présidentielles de 1981 (ibid., pp. 71-72).

Bref il s’agit de plusieurs modalités faisant de la nation la principale solution bénéfique face à la mondialisation capitaliste. Ce qui conduit à figer les peuples dans les cadres nationaux (la souveraineté « doit d’abord être nationale, car il n’existe pas de peuple européen, encore moins de peuple mondial », ibid., p. 129) plutôt que de les envisager comme des processus, des mouvements, contenant des fils hétérogènes, des hybridations et des cadres emboîtés (locaux, nationaux, européens, mondiaux).

Dans Imperium (2015), Lordon accentue le caractère gluant de la vision de la nation. Son analyse de la place de la nation s’inscrit dans une réflexion plus large sur « la nécessité de l’appartenance » (ibid., p. 38), rendant « impossibles » les « désaffiliations » (ibid., p. 50), dans une vision en termes d’affects qui collent les individus les uns aux autres dans des « corps politiques ». Cela méconnaît les recherches sociologiques sur l’individualisation moderne, des analyses pionnières de l’Allemand Georg Simmel (1858-1918) à celles actuelles de François de Singly, où la diversification des appartenances rend possible le retrait de certains liens, dans quelque chose qui n’a pas à voir avec le « tout ou rien » lordonien : appartenance (« nécessaire ») ou désaffiliation (« impossible »). C’est au sein de ces appartenances collantes que se développe une valorisation de « l’appartenance nationale » (ibid., pp. 47-49), car « aussi affranchi soit-on de son appartenance nationale, on ne l’est jamais tout à fait » (ibid., p. 163).

Lordon va même jusqu’à invalider a priori les collectivités transnationales, par exemple celles qui se cherchent de nos jours sur internet, car « la communauté politique totalement disséminée n’existe pas. Elle est un fantasme pour fascinés des réseaux sociaux qui confondent jeu en ligne et forme de vie. Car un moment il faut bien se retrouver » (ibid., p. 190). Diasporas d’hier ou Anonymous d’aujourd’hui s’abstenir ! On peut même s’inquiéter d’une intersection idéologique localisée dans le livre de Lordon entre le couple invalidation des collectifs « disséminés »/positivation de « l’appartenance nationale » et le combat contre « les diasporas cosmopolites » au nom de « l’enracinement national » dans les discours pétainistes. On atteint là une forme de gluance essentialiste maximale dans la gauche radicale en matière de nation.

Ces modes d’essentialisation du national tendent à affaiblir l’ouverture internationaliste de l’action émancipatrice et à la priver du jeu mouvant sur les contradictions entre le local, le national et l’international ; chaque plan étant composite, doté de contradictions et d’usages pluriels. D’autre part, avec un contenu différent (plus républicain chez les auteurs de la gauche radicale et plus ethnicisant pour l’extrême droite), la promotion de la nation à gauche dans un contexte de montée de l’extrême droite et de marginalisation de la gauche radicale risque d’ajouter une légitimité supplémentaire à la supposée évidence des « solutions nationales » portées par l’extrême droite. C’est de l’état actuel des rapports de forces idéologiques et politiques que vient dans ce cas le danger principal ; les mots et les idées n’étant pas situés dans un univers éthéré de pensées « pures ».

6. L’État, entre nécessité intemporelle et diabolisation

Dans une politique encore dominée symboliquement par la place historiquement occupée par la figure de l’État-nation moderne, la fétichisation de la nation va souvent avec la fétichisation de l’État, la nostalgie de la nation avec la nostalgie de l’État. Dans ce domaine, Lordon apparaît comme le champion toute catégorie dans Imperium, dans la mesure où il fait de l’État une nécessité intemporelle (pour une critique radicale à partir de l’expérience zapatiste, voir Baschet, 9 mai 2016).

Ce que Lordon appelle « l’État général », ou « principe d’un centre au-dessus des parties, et puis de sa dotation en force » (Lordon, 2015, p. 214), donnerait un statut intemporel d’invariant aux principales caractéristiques de la forme historique de l’État-nation moderne. Cet « État général » a ainsi deux grands traits qui lui donnent un air de famille avec Le Léviathan de Thomas Hobbes (1651), en tant que fabrication de l’Un à partir du Multiple, via la représentation politique, comme rempart contre « la guerre de chacun contre chacun » :

  1. La domination du vertical sur l’horizontal : « Ainsi les projets d’horizontalité persistent-ils à ne pas voir que leurs conditions morales de possibilité mêmes leur sont fournies par la verticalité qu’ils s’obstinent à dénier » (pp. 76-77), « Par construction, seul le vertical contient la violence dans un groupe nombreux » (p. 89, la formule la plus hobbesienne), « une politique toujours inscrite dans l’horizon de la verticalité et de l’État-général » (p. 200), « sous le surplomb de la verticalité » (p. 201)…
  2. « Le rapport hiérarchique de l’homogène et de l’hétérogène » (ibid., p. 71).

En essentialisant ainsi l’État, Lordon ne tient pas compte des conseils méthodologiques de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault s’efforçant de donner de la mobilité historique et du pluralisme dans notre approche des institutions étatiques. Pour casser les évidences homogénéisatrices, Bourdieu nous invite, dans son cours au Collège de France Sur l’État, à « éviter de penser l’État avec une pensée d’État » (Bourdieu, 2012, p. 171). Foucault, quant à lui, appelle à un décentrement préalable de notre regard dans La volonté de savoir :

« L’analyse, en termes de pouvoirs, ne doit pas postuler, comme données initiales, la souveraineté de l’État, la forme de la loi ou l’unité globale de la domination ; celles-ci n’en sont plutôt que les formes terminales. » (Foucault, 1994, p. 121)

Dans cet extrait, Foucault nous incite à penser d’abord la mobilité et la pluralité des pouvoirs, pour ensuite seulement envisager des formes historiques de cristallisation de ces pouvoirs dans des institutions étatiques ou, plus largement, des modes globaux de domination.

Les conseils méthodologiques de Bourdieu comme de Foucault sont des points d’appui pour envisager un avenir non étatique à des institutions et à des services publics radicalement transformés et démocratisés, hors de la prétendue tutelle de la verticalité étatique posée par Lordon comme nécessité intemporelle.

Lordon n’est bien sûr pas le seul à essentialiser l’État. On peut trouver aussi dans la pensée libertaire, qu’Imperium critique avec beaucoup de méconnaissance d’ailleurs (voir Berthier, 26 avril 2016), des traces d’essentialisation, mais cette fois dans la diabolisation de l’État. C’est le cas dans la mise en cause de la toute-puissance quasi-divine de l’État chez Mikhaïl Bakounine dans son ouvrage Dieu et l’État (2008). On préfèrera les pistes ouvertes tant par Jean Jaurès que par le penseur marxiste Nicos Poulantzas, davantage déshomogénéisantes. Jaurès (1992, tome 2, p. 466) a ainsi avancé que « l’État n’exprime pas une classe, il exprime le rapport des classes, c’est-à-dire le rapport de leurs forces » et Poulantzas (1978, p. 141) a parlé à son propos de « la condensation matérielle d’un rapport de forces entre classes et fractions de classes ». Il faudrait ajouter l’inscription dans les institutions étatiques d’autres rapports de domination que les rapports de classes, comme les rapports sociaux de sexe, les discriminations racistes ou homophobes, ou les formes proprement politiques et bureaucratiques d’oppression.

7. L’islam, entre islamophobie principale et essentialisation positive secondaire

Dans les années 2000-2010, la France a connu l’accélération d’un processus d’essentialisation de l’islam dans les débats publics. Cette essentialisation révèle deux faces : une diabolisation, constituant la logique principale, et une homogénéisation positive, plus périphérique. Les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohamed (2013) ont rigoureusement décrypté le volet islamophobe émergeant à partir des années 1980. L’essentialisation négative du « voile » en a été un des principaux conducteurs. Cela a concerné également la gauche radicale et les mouvements sociaux critiques. Ceux-ci ont toutefois aussi été affectés par des modes plus secondaires d’essentialisation positive.

Il faut d’abord préciser ce que j’entends par islamophobie, qui fait l’objet d’usages variés, émancipateurs ou fondamentalistes, rigoureux ou confus, négatifs ou positifs... Cela concerne la vision de l’islam et des musulmans comme des essences négatives homogènes débouchant sur une stigmatisation discriminatoire. L’expression « racisme antimusulmans » serait vraisemblablement plus ajustée, mais c’est le mot « islamophobie » qui s’est imposé dans les luttes antiracistes comme dans les travaux de recherche les plus sérieux (comme l’expression antisémitisme, renvoyant étymologiquement à la catégorie trop large de « sémites », s’est pourtant historiquement imposée dans les luttes antiracistes comme dans les analyses les mieux construites pour dire le racisme antijuifs).

Une forme extrême d’islamophobie en cours consiste en la racisation des différences religieuses. Nadine Morano, députée européenne du parti Les Républicains et ancienne ministre sous la présidence de Nicolas Sarkozy, a été la plus brutale dans ses formulations au cours de l’émission télévisée « On n’est pas couché », sur France 2, le 26 septembre 2015 [3] :

« Pour qu’il y ait une cohésion nationale, il faut garder un équilibre dans le pays, c’est-à-dire aussi sa majorité culturelle. Nous sommes un pays judéo-chrétien, le général de Gaulle le disait, de race blanche, qui accueille des personnes étrangères. […] j’ai envie que la France reste la France. Ben moi j’ai pas envie que la France devienne musulmane, voyez, non non non… »

On observe là une série d’équivalences essentialistes posées entre « nation », « culturel », « religieux » et « race », dans une logique de glissements successifs, par rapport auxquelles « l’islam » vu comme une entité constituerait une menace. L’expression « race blanche » est alors opposée, comme s’il s’agissait du même plan, à « musulman ».

Certains croient échapper à la pente islamophobe en étant éloignés de cette modalité extrême. Or, il existe à gauche, avec des échos dans la gauche radicale, des formes plus larvées et soft d’islamophobie. Dans cette veine, la journaliste et essayiste Caroline Fourest a joué un certain rôle dans la légitimation médiatique de stéréotypes islamophobes à partir des années 2000, sous une étiquette « de gauche » se réclamant à la fois du féminisme et de la laïcité. La tribune qu’elle a consacrée dans Le Monde le 6 février 2005 à la candidature d’une jeune femme voilée sur une liste du Nouveau Parti anticapitaliste aux élections régionales est, de ce point de vue, symptomatique.

Cela commence par une opposition d’essence entre voile et féminisme, malgré la revendication d’une identité féministe par la jeune femme concernée :

« Le paradoxe ne vient pas du fait qu’une jeune femme de 22 ans ne voit aucune contradiction entre la décision de se voiler pour Dieu et celle de militer dans un parti d’inspiration trotskiste luttant contre le sexisme. »

Deuxième glissement essentialiste : l’assimilation du voile à une entité politiquement réactionnaire, même si la jeune femme se réclame d’un anticapitalisme progressiste et émancipateur. « Le drapeau des musulmans traditionalistes et réactionnaires », écrit-elle. « Obscurantiste », ajoute-t-elle à la fin de sa tribune.

Troisième petite touche liant les deux premières : un « féminisme islamique » serait impossible, car nécessairement lié à « des prédicateurs islamistes ». On a donc là une forme d’amalgame localisé entre « islam » et « islamisme » via l’assimilation d’une pratique musulmane courante (mais pas généralisée chez les pratiquantes), le voile, à « l’islamisme ». Cette incursion dans l’essentialisation islamophobe s’opère dans la dénégation, puisque le mot « islamophobie » est lui-même présent dans le texte, mais dans une mise entre parenthèses suspicieuse. Est déniée la variété des usages du voile (dont certains sont contraints et pas d’autres, dont certains sont associés à des idéologies conservatrices et pas d’autres, etc.) en fonction des périodes, des pays, des lieux et des personnes, au nom d’une origine historique liée à une hiérarchisation sexiste entre hommes et femmes. On retrouve dans la logique argumentative le lien entre origine et déploiement d’une essence.

Au-delà du port du voile, la diabolisation de l’islam s’autorise aussi, à l’extrême droite, à droite, dans la droite sociale-libérale et même au sein de la gauche radicale, de la référence à une représentation intégriste de la laïcité (ou laïcarde), en rupture avec l’esprit de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État [4], par exemple dans les controverses politiques concernant la construction de mosquées, les minarets, les prières de rue, la mise sous contrat public de lycées privés de culture musulmane (alors que les lycées privés de culture catholique prolifèrent), les repas sans porc dans les cantines scolaires, la viande hallal, l’existence d’une mode musulmane ou la demande discriminatoire adressée à l’ensemble des musulmans qu’ils se dissocient publiquement du djihadisme (renvoyant implicitement à un soupçon d’association préalable). Or, la loi de 1905 affirme dans son premier article la liberté de conscience. Elle sépare les pouvoirs politiques et religieux et instaure un cadre rendant possible la coexistence, autour d’un minimum de règles communes, d’une pluralité de croyances et d’incroyances. Elle garantit donc l’expression publique des croyances religieuses (et donc la présence de processions ou de signes religieux dans les espaces publics) et des incroyances (dont le blasphème peut être une modalité), sauf pour les fonctionnaires dotés d’un devoir de neutralité dans le strict exercice de leurs fonctions (voir notamment Khalfa, Massiah, 15 janvier 2015).

De manière plus secondaire, des formes d’essentialisation positive de l’islam rencontrent des échos dans la gauche radicale ; la culpabilisation coloniale et postcoloniale constituant un des facteurs explicatifs de ces échos. Un des vecteurs en est le groupuscule dénommé Parti des Indigènes de la République (pour une présentation critique, voir Corcuff, 9 juillet 2015).

Dans un entretien, une des principales figures intellectuelles du P.I.R., Sadri Khiari, donne une formulation abrupte des tendances essentialistes des discours de cette organisation à propos de l’islam dans un entretien publié le 11 mai 2015 sur le site de cette organisation. Á une question sur les « contradictions » de l’islam, en particulier en rapport avec « les formes de terrorisme s’en revendiquant », et sur la possibilité d’« un islam décolonial », Sadri Khiari répond lapidairement :

« L’islam EST décolonial, je n’ai rien à dire d’autre. »

L’islam serait Un, comme pour les islamophobes (en négatif) ou les fondamentalistes (aussi en positif) ! Ce qui tend à désarmer les arguments anti-essentialistes opposés à l’islamophobie, empêche l’analyse de la pluralité des usages de la référence musulmane et de leurs contradictions, hier et aujourd’hui, ici et ailleurs, et entrave l’établissement de convergences dans l’action avec les pratiques les plus émancipatrices et le combat politique contre les intégrismes meurtriers ou simplement conservateurs.

Conclusion-ouverture

J’ai essayé d’éclairer quelques exemples de la présence massive de l’essentialisme dans le débat public aujourd’hui. Sous le vocable d’essentialisme, on a alors rencontré une galaxie de problèmes différenciés et entrecroisés. Les six notions éclairées par une vigilance anti-essentialiste n’ont pas posé exactement les mêmes problèmes. Elles ont seulement révélé, selon l’expression de Ludwig Wittgenstein (1988, p. 68), « un air de ressemblance » avec des ressemblances « enchevêtrées ». Je n’ai donc pas proposé un usage essentialiste de la notion d’essentialisme, mais la constitution d’un espace de vigilance vis-à-vis d’écueils homogénéisateurs, dogmatiques et manichéens. Cela n’a pas débouché pour autant sur le brouillard relativiste du « tout se vaut », mais une intelligibilité nuancée ouverte sur l’action émancipatrice a été préservée. Si, pour certains, radicalité rime avec manichéisme, la vigilance anti-essentialiste nous a ramené à l’étymologie du mot « radical » privilégié par Marx : saisir les choses à la racine. Or, les racines de la condition socio-historique de l’humanité apparaissent plurielles et emmêlées.

Dans les obscurités faussement lumineuses des formules essentialistes à succès au sein de la gauche radicale et des mouvements sociaux critiques, on a vu que le pôle montant du national-étatisme nous oriente tout particulièrement vers des impasses intellectuelles et pratiques. L’économiste Jacques Sapir en constitue la figure la plus dangereuse politiquement pour l’émancipation sociale, dans la mesure où il a prôné une alliance entre la gauche radicale et la droite traditionnaliste de Nicolas Dupont-Aignan et envisagé une alliance avec le Front national de Marine Le Pen pour « sortir de l’euro » (Sapir, 21 août 2015). S’étant démarqué de ces prises de position de Sapir (Lordon, 26 août 2015), Lordon se présente, quant à lui, avec son livre Imperium comme le théoricien le plus systématique du national-étatisme dans la gauche radicale. Aujourd’hui la critique radicale des faiblesses théoriques et des dérives politiques portées par cet ouvrage commence à être fournie parmi les anticapitalistes et les libertaires (voir notamment Corcuff, 4 février 2016 ; Coll, avril 2016 ; Berthier, 26 avril 2016 ; Baschet, 9 mai 2016). Pourtant, certaines critiques dans le milieu altermondialiste demeurent timorées, comme celle de Thomas Coutrot (printemps 2016), ne prenant guère la mesure des pièges nationaux-étatistes et des dangers aggravés en contexte actuel d’extrême droitisation (Boltanski, Esquerre, 2014 ; Corcuff, 2014). L’extrême droitisation idéologique et politique est elle-même sous-estimée parmi les animateurs de la gauche radicale, dans un mélange de philosophie de l’histoire optimiste (« le sens de l’histoire » irait dans notre direction : vieille lune !) et d’arrogance intellectuelle (minimisant les ressources intellectuelles à l’extrême droite et le rapt idéologique en cours qu’elle opère sur les idées de la gauche radicale). Un tel affaiblissement de l’acuité critique est renforcé, au sein de la gauche radicale, par la place donnée par Le Monde diplomatique à Lordon et plus récemment par sa construction médiatique comme principale figure intellectuelle de Nuit Debout, malgré les écarts entre ses tropismes nationaux-étatistes et les potentialités libertaires et internationalistes de ce mouvement composite en devenir. Cela retarde, dans des ambiguïtés, des porosités et des malentendus, la décantation nécessaire, au sein de la gauche radicale, entre le pôle national-étatiste et le pôle de l’émancipation (Corcuff, 11 mai 2016). On voit bien dans ce cas que la vigilance anti-essentialiste n’empêche pas d’identifier, encore une fois, des logiques à combattre dans un contexte doté de propriétés particulières, tout en s’efforçant de limiter les amalgames.

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  • Wittgenstein Ludwig, Le Cahier bleu (manuscrit de 1933-1934), repris dans Le Cahier bleu et Le Cahier brun, Paris, Gallimard, collection TEL, 1988.

Notes

[1Pour une mise en perspective historique et critique, voir Régis Meyran et Valéry Rasplus (2014).

[2Pour un panorama de la critique de l’essentialisme et de la place du schéma de « la construction sociale de la réalité » dans les courants contemporains de la sociologie, voir Philippe Corcuff (2011).

[3Voir la vidéo.

[4Voir sur internet.

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